La vie dans L'Allemagne Nazie
1943 - 1945
C’EST LA QUE J’ETAIS ...
Jean EDMOND
Un ancien du S.T.O. se souvient : les conditions de son départ. Sa vie quotidienne dans l’Administration des Postes du troisième Reich à Sorau (Basse Lusace), Reppen et Francfort sur Oder. Ses rapports avec la population. Ses démélés avec la Justice, les Schupos et la Gestapo. L’arrivée des Soviétiques devant Francfort et sa fuite à Berlin où il vivra les deux derniers mois de la guerre, le siège et les débuts de l’occupation soviétique.
Jean EDMOND
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PREFACE
Les événements s’écoulent, les yeux qui les ont vus se
ferment ; les traditions s’éteignent avec les ans comme
un feu qu’on n’a point recueilli… et qui pourrait ensuite
pénétrer le secret des siècles ?…
Victor Hugo
Les déportés du travail, comme on disait en mil neuf cent quarante cinq, ont peu fait parler d’eux ; ils ont, tout simplement, peu parlé, même en privé ; nous n’avions pas bonne presse, nous aurions dû, nous aurions pu… en clair il ne fallait pas partir !
C’est ce que constate Jean-Pierre Vittori dans un volume paru en 1982 aux éditions Maspéro dans la collection "Temps Actuels" : EUX, Les STO.
Un million d’hommes à qui on donne rarement la parole, que l’on préfère peut-être oublier parce qu’ils rappellent un aspect peu glorieux de l’occupation. Un aspect dont, trop souvent ils sont tenus pour responsables. C’était si simple de choisir sa voie…
Il n’y eut jamais de voie royale qui mène aux maquis comme il n’y eut jamais de lâcheté générale.
Comment juger les STO sans dédouaner en retour Vichy et sa politique de collaboration ?
A propos du STO c’est le vide. Le grand vide seulement comblé par l’ouvrage de Jacques EVRARD La Déportation des Travailleurs français dans le troisième Reich. A côté de cet ouvrage sérieux et remarquablement documenté, rien ou presque rien. Quelques documents parus le plus souvent à compte d’auteur, quelques travaux de maîtrise seulement. Car, même au niveau universitaire, les chercheurs ne paraissent pas se passionner pour un problème qui a pourtant concerné des centaines de milliers d’êtres humains.
Jean-Pierre Vittori EUX Les STO
Cet ouvrage de même que celui de Jacques Evrard sont en effet des livres sérieux, l’un et l’autre un recueil de témoignages soigneusement collectés et de grand intérêt pour l’histoire de la déportation des travailleurs Français. Dans un autre registre il y a aussi "Les Russkoffs", le roman de Jean-Marie Cavanna et c’est à peu près tout.
"Les chercheurs ne paraissent pas se passionner pour un problème qui a pourtant concerné des centaines de milliers d’êtres humains"
En 1996, sur le conseil du responsable des publications historiques des Editions du Seuil, j’ai adressé mon récit à l’Institut d’Histoire du Temps Présent ; Madame Anne Marie Pathé, la documentaliste m’a téléphoné pour me demander de rédiger un court texte de présentation destiné au catalogue et me dire l’intérêt que présentait mon témoignage pour l’IHTP qui possède peu de choses sur cet aspect de l’occupation. J’ai autorisé la communication de mes coordonnées aux chercheurs éventuellement intéressés. Il ne doit, en effet, pas y en avoir beaucoup puisque depuis deux ans aucune demande ne m’est parvenue.
N’avons-nous pas doucement, insensiblement été rejeté au-delà d’une sorte de ligne de démarcation mystique pour que puisse s’installer, sans référence à la connaissance de la réalité, une chronique de la déportation des travailleurs Français bien lisse, n’appelant pas de question, donc tranquillisante ? Ou, de préférence, pour nous éliminer, d’un revers de main, de l’Histoire ?
Nous aurions accepté de collaborer servilement à l’effort de guerre nazi. Et ceux des STO qui se sont retrouvés en camp de concentration pour sabotage et autres activités antinazies ? Collaborateurs aussi ceux-là ?
Victimes de l’occupation ? Oui certainement même si notre sort ne peut se comparer à celui des déportés dans les camps de concentration ou d’extermination ni à celui des prisonniers de guerre qui sont restés cinq ans outre-Rhin dans des conditions, surtout au début, difficiles. Trente mille des nôtres y ont pourtant laissé leur vie sans compter ceux qui, comme mon camarade André Bouyer, sont morts après leur retour, des suites de maladies contractées outre-Rhin ou bien qui s'étaient aggravées en raison des conditions de vie qu'il avaient subies.
A notre retour nous avons vu, largement placardée sur les murs de nos villes et villages, une affiche représentant un groupe de trois personnages : au centre un prisonnier de guerre, posant la main droite sur l’épaule d’un déporté politique, comme on disait alors, en tenue rayée et la main gauche sur l’épaule d’un gars en civil, un déporté du travail comme on disait aussi alors ; au-dessous cette légende :
Ils sont unis, ne les divisez pas !
Oui, nous étions unis, nous nous étions toujours entraidés, dans la mesure de nos moyens et de nos possibilités respectives (cf. la façon dont des prisonniers de guerre ont tiré Roger des griffes de la Gestapo à Francfort). Aujourd'hui encore quand je rencontre un ancien des camps de concentration je ne crains pas qu’il me regarde de travers parce que je n’ai pas connu ce qu’il a connu. Sa poignée de mains est franche.
A l'automne mil neuf cent quarante cinq, quelques jours après l’arrivée d’Erika, mon épouse berlinoise, dans mon village du Morvan je me trouve, en sa compagnie, sortant d'un magasin face à Betty Gilbert, résistante arrêtée en avril 43 et qui avait été incarcérée deux ans au camp de concentration de Rawensbrück. Je connaissais bien Betty que je n’avais, je crois pas revue depuis la fin de la guerre ; quelle allait être sa réaction ? Elle fut toute simple, elle vint tendre la main à Erika en lui disant "je suis heureuse de te connaître".
Il ne fallait pas partir, il fallait rejoindre le Maquis ; où cela, dans mon canton morvandiau, au cours du premier semestre 1943 ?
Il est facile d’avoir une opinion péremptoire surtout si on ne prend pas la peine de la motiver en examinant les situations dans lesquelles chacun s’est trouvé, différentes de l’un à l’autre. Dans certaines régions comme la Haute-Savoie par exemple le nombre des réfractaires fut très important (90% dans l’arrondissement de Thonon) (Journal de Genève 15 mars 1943). Les cinq millions de Francs 1943 que le commandant Valette d’Osia a obtenu de l’attaché militaire américain à Berne n’ont-ils pas permis d’en héberger et d’en nourrir un plus grand nombre qu’ailleurs ? (Jacques Evrard, La déportation des travailleurs Français dans le IIIème Reich Editions Fayard page 120)
Le parti nazi (NSDAP) n'avait obtenu que 33% des voix aux élections de novembre 1932 soit seulement le tiers des votants. Aux élections législatives organisées en mars 33 après une campagne électorale faussée par la terreur qu'exerçaient déjà les S.A. alors que le parti Communiste était interdit, ainsi que pratiquement toute propagande autre que celle du NSDAP il n'a pu rassembler que 44% des voix. Malgré cette position minoritaire un chef de bande, Adolf Hitler, avait réussi à prendre le pouvoir et à le conserver dans des conditions qui étaient loin d’être démocratiques malgré ce que l’on entend dire ici ou là aujourd’hui.
L’occupation allemande véhiculait la monstrueuse idéologie nazie et n’était pas acceptable. La lutte armée était légitime. Qu’aurais-je fait si j’avais eu la possibilité de ce choix ? Je n’en sais rien. Le vieil homme que je suis ne peut pas reconstruire sa vie avec des "si". A partir d’une prise de position nette, dès le début de juillet 40, contre Pétain et sa politique de collaboration j’ai fait ce que j’ai pu pour mettre mes actes en accord avec ma pensée. Il y avait mieux à faire ? C’est possible mais pour en juger il faudrait pouvoir se replacer dans la situation de l'époque et ce n'est pas réalisable.
A Francfort sur Oder, on m’a emmené à la Gestapo parce qu’un camarade, qui avait appliqué les consignes que la radio de Londres diffusait à notre intention et que je lui avais transmises, avait été arrêté et, roué de coups, avait donné mon nom. Je me suis trouvé en face, non d’un S.S. mais d’un fonctionnaire de police qui n’avait pas demandé à être là et dont le but évident était de me tirer d’affaire ? Aurais-je dû refuser la liberté qu’il m’octroyait ?
Au fait, qui sait aujourd’hui en France que la radio de Londres diffusait des communiqués à l’intention des travailleurs déportés ?
Quel a été le résultat concret de ma révolte, au sens de Camus : "ne pas accepter les choses", qui est loin d’avoir été un cas isolé ? Je n’en sais rien mais il ne fut certainement pas nul. N’était-ce pas facile et sans grand risque ? Certainement pas…
Les anciens STO, les anciens prisonniers de guerre, même les anciens déportés politiques qui ont côtoyé dans les camps de concentration des détenus allemands qui partageaient leur sort n’ont pas ramené de là-bas des sentiments de haine et ont été les artisans d’une réconciliation de nos deux pays.
L’Allemand que j’ai connu pendant cette période n’était pas le soldat à la mitraillette pointée dans ma direction ; c’était, à côté de moi, le collègue de travail, partageant souvent la même conception de la fraternité et subissant, comme moi, l’oppression nazie. C’était aussi celui qui ne l’avait jamais acceptée et qui avait sur Hitler et sa clique la même opinion que moi. C’était aussi la douceur des femmes.
Des individus dangereux et nuisibles ? Bien sûr j’en ai rencontré il y en a partout ; souvent culturellement démunis. L’ignorance est le terreau nourricier de la malfaisance.
La jeune élève de première du Lycée Joseph Fourier à Auxerre où j’étais allé faire un exposé l’avait parfaitement compris lorsqu’elle me disait : "on ne sent pas chez vous un clivage entre les Allemands et les Français mais on en sent un très net entre les opprimés et les oppresseurs".
Une guerre n’est jamais la même pour tout le monde et surtout pas la seconde guerre mondiale et si j’avais, sans équivoque, choisi mon camp, " c’est là que j’étais et pas ailleurs".
J’avais été nourri des idéaux de Liberté, de Fraternité et de Justice, des idéaux de notre Grande Révolution dont mes lointains ancêtres avaient été des participants actifs.
Fallait-il en rester porteur, chaque fois que c’était possible, pendant cette période difficile ? Au lecteur de répondre.
Aujourd’hui j’ai envie de dire ce qu’a été ma vie, au jour le jour, dans l’Allemagne nazie en guerre ; plus exactement le souvenir que j’en ai, cinquante ans après. J’ai essayé, autant que faire se peut, de retrouver la réalité des événements vécus soit en confrontant mes souvenirs avec ceux de mes camarades que je rencontre encore aujourd’hui soit, surtout en ce qui concerne la chronologie, en me référant aux événements historiques ou aux notes de mon ami Fernand Moreau qui sont autant de jalons le long de ma route.
J’ai souvent privilégié l’anecdote car je pense que c’est à travers les petits faits de la vie de tous les jours que l’on saisit le mieux l’atmosphère qui règne dans un groupe d’individus, que ce soit sur un lieu de travail ou voire dans une région, c’est peut-être aussi le meilleur moyen de mettre en lumière la diversité des comportements.
Je suis arrivé en Allemagne le premier juillet mil neuf cent quarante trois, après Stalingrad, après la capitulation des forces italo-allemandes en Afrique du Nord et à quelques jours du débarquement en Sicile (10 Juillet). Ces revers ont-ils changé fondamentalement le comportement des Allemands à notre égard ? Je ne le crois pas mais je dois avouer que je n’ai pas d’éléments objectifs me permettant d’en juger.
J’avais, à l’époque, déjà une certaine connaissance de la langue et, dès mon arrivée, j’ai beaucoup travaillé pour développer cette connaissance et parvenir à une maîtrise indispensable pour en faire une arme ; cela a été ma première motivation. A ce niveau on ne peut étudier une langue en restant étranger à la culture qu’elle véhicule et cela a forcément conditionné le regard que j’ai porté sur mon environnement ; je ne pouvais plus réduire la culture allemande au seul nazisme.
Je dois certainement à cette maîtrise de la langue d’avoir pu souvent mesurer l’adversaire et exprimer ma révolte, malgré les dangers et de m’être sorti de situations inquiétantes. Je pense aussi que l’espèce de statut dont j’ai bénéficié m’a mis à l’abri de pas mal de " désagréments ".
Quoiqu’il en soit voici ce qu’a été ma vie pendant ces deux années, du moins ce qu’un texte peut en rapporter. Je suis la matière de mon récit qui ne prétend pas être une Histoire des travailleurs "contraints au travail en Allemagne" mais seulement le témoignage de l'un d'entre eux.
Février 1995 – juin 1998
Coup de tonnerre dans un ciel serein
25 juin 1943 -
Dans le compartiment le silence s’est fait, un silence lourd, oppressant. Dans un fracas de vibrations métalliques le train s’engage sur le pont de Chalampe ; au-dessous, dans la lumière pâle de cette fin de journée, une masse énorme d’eau sombre roule : le Rhin.
Puis on n’entend plus que le choc régulier des roues sur les raccords des rails ; nous sommes maintenant sur la rive droite, en Allemagne, la vraie pas celle qui, à l’époque, prétendait se terminer sur les crêtes des Vosges.
Quelques minutes plus tard les dernières lueurs du couchant apparaissent maintenant sur notre gauche : le train a obliqué vers le nord.
A l’est les silhouettes des montagnes de la Forêt Noire ne se dessinent plus qu’à peine sur un ciel sombre.
Je suis dans un de ces trains de jeunes Français que Laval, avec la bénédiction de Pétain, livre aux nazis en cette année 1943 pour remplacer, au travail, les Allemands qu’ils ont envoyés au Casse-pipes.
Quelques mois auparavant, au début de l’année, facteur dans une région tranquille du Morvan, à l’extrême sud du département de l’Yonne je n’imaginais guère me trouver là en juin.
En février la victoire des Soviétiques à Stalingrad avait fait naître des espoirs déraisonnables et, comme beaucoup d’autres, nous nous bercions d’illusions.
Les Allemands avaient subi des pertes considérables et commençaient à battre en retraite. Nous étions convaincus qu’au printemps les Alliés débarqueraient en Europe. Le Morvan, région où les communications sont difficiles, ne risquait guère d’être un lieu de passage des armées qui iraient des côtes de la Manche en Allemagne. Contre la puissance américaine à l’ouest et soviétique à l’Est les armées nazies ne pourraient tenir longtemps ; la guerre serait rapidement terminée.
Les soldats de l’armée d’occupation, peu nombreux d’ailleurs, restaient bien sagement à Avallon, à vingt kilomètres. On était entre nous, on ne craignait pas de parler, nous nous connaissions tous. Au cours d’une soirée organisée au bénéfice des prisonniers de guerre les enfants des écoles, emmenés par l’accordéon de Jojo Desayes et tenant chacun un drapeau tricolore, avaient défilé au son de la Marche Lorraine, pour le tableau final ; à Saint-Léger Vauban, la commune voisine, les jeunes avaient organisé une soirée semblable à la Mairie mais à condition qu’on enlève, pour ce jour-là, le portrait de Pétain ; on ne redoutait guère les dénonciations dans nos montagnes.
Un dimanche ensoleillé de mai, en compagnie d'une dizaine de camarades nous irons même, dans un ordre impeccable, déposer une gerbe tricolore au monument aux morts devant un officier allemand et son chauffeur pour protester contre l'attitude des patrons d'un café de la place qui les accueillent beaucoup trop chaleureusement.
Si, dans l’ensemble, notre action fut approuvée il y eut quelques notes discordantes : vous êtes fous… ! On est bien tranquille ici et, avec de pareilles âneries vous nous ferez avoir des ennuis, c’est ça que vous voulez, hein ! A quoi ça sert ces conneries ? A dire vrai nous n’en savions trop rien mais nous étions satisfaits de l’avoir fait. Il n’y aura pas de suite ; d’ailleurs à aucun moment l’idée du risque ne nous avait effleurés.
Depuis le début de l’occupation nous vivions un peu repliés dans nos villages où les échos de la guerre nous arrivaient assourdis. Nous avions retrouvé la tradition des longues veillées d’hiver devant la cheminée ; j’habitais avec mes parents un hameau de deux maisons et tous les soirs, après dîner, je partais "veiller chez les voisins". Avec les deux filles, Simone et Dédette, les camarades de mon enfance c’étaient de longues parties de Nain Jaune ou bien encore, Simone au violon et moi au banjo, nous jouions les airs populaires de l’époque. La mère, l’Yvonne, le père, l’Henri, nous tenaient vaillamment compagnie, l’une tricotant et l’autre lisant son journal malgré notre musique un peu envahissante.
A l’heure des informations en français de la B.B.C. ou encore de celles de la radio suisse l’Henri, passait dans la pièce voisine et allumait le poste de T.S.F. qui ne servait guère qu’à cela. Il revenait ensuite prendre sa place près du feu de bois et nous racontait succinctement ce qu’il avait entendu. Lorsque des événements importants étaient en cours nous allions tous écouter. C’est ainsi que nous avions eu des détails sur la défaite allemande devant Stalingrad.
Je vivais tranquille, insouciant, n’imaginant pas un instant que les choses pourraient changer avant la fin que je supposais proche de cette guerre. Et puis nous étions bien dans notre région de polyculture où personne n’avait faim et surtout pas le facteur.
Depuis longtemps déjà une intense propagande s’était développée pour inciter les travailleurs français à partir en Allemagne remplacer, dans les usines, les ouvriers allemands mobilisés. La dernière trouvaille des services de propagande du Reich, servilement relayés par le gouvernement de Pétain avait été "la relève" : un prisonnier rentrerait pour trois travailleurs qui partiraient volontairement. Cela ne nous avait guère touché, seul un de mes camarades d’école, enfant de l’Assistance Publique et dont les conditions de vie étaient assez précaires s’était laissé convaincre et était parti. A la fin de mil neuf cent quarante-deux, des bruits inquiétants avaient circulé : dans la région parisienne des ouvriers, après avoir été licenciés par leur entreprise auraient été, contre leur gré, envoyés en Allemagne. Cela ne nous avait pas encore trop inquiétés : même si c’était vrai on ne devrait pas avoir grand chose à craindre, l’agriculture, peu mécanisée, a besoin de bras et la poste de facteurs.
Voilà ce qu’était l’atmosphère de mon village Morvandiau, dans la première moitié de l’année mil neuf cent quarante-trois. A côté de cela et dans l’ombre un petit nombre de personnes mettaient déjà en place les premières structures de ce qui deviendrait la Résistance ; cela je ne la savais pas, je n’en ai appris les détails qu’à mon retour en mil neuf cent quarante-cinq.
Pourtant, au début de l’année, la menace pour les jeunes gens nés en 1920-21 et 22 dont je fais partie s’est précisée. Le seize février une loi institue, pour eux le Service du Travail Obligatoire ; un recensement doit être organisé avant la fin du mois. Il aura lieu à la sous-préfecture, à Avallon dans le plus grand désordre. Tous les jeunes de l’arrondissement ont été convoqués sans qu’aucune organisation n’ait été mise en place ; on prend chacun au moment où il arrive. L’après-midi les rues sont noires de monde : tous ceux qui attendent encore pour passer devant la commission. Nous avons tous étés convoqués pour neuf heures du matin et, depuis notre arrivée, nous déambulons sans but, faisant de temps en temps une halte dans l’un ou l’autre des cafés de la ville.
Vers quinze heures un soldat de la Wehrmacht entreprend imprudemment de traverser seul, à bicyclette, cette cohue ; des insultes fusent dans sa direction puis la foule ne s’écarte plus, il doit s’arrêter alors qu’il est tout proche de l’endroit où je me trouve. Il continue à se faire insulter jusqu’à ce qu’un jeune, plus excité que les autres lui décoche un coup de poing qui le jette à bas de son vélo ; son mousqueton, qu’il portait en bandoulière tombe près de lui. Il est maintenant à terre et regarde avec une inquiétude visible tous ces jeunes rassemblés. Le bidasse se relève prudemment et ramasse son fusil en le tenant ostensiblement par la bretelle. Il remonte sur son vélo, on le laisse maintenant passer, il s’en va et l’incident s’arrête là.
Quand j’ai été bien sûr qu’on ne prenait pas les facteurs je me suis présenté devant la commission. Quelques jours après j’ai reçu une belle carte attestant, en français et en allemand, que je suis indispensable à la vie du pays et que ma place de travail est en France, à Saint-Léger Vauban. Les cultivateurs n’ont pas été pris non plus si bien que, pour le moment, les jeunes directement concernés sont peu nombreux dans notre région. Je n’ai aucune confiance dans les Allemands et leurs promesses pas plus que dans la valeur des papiers qu’ils délivrent mais le temps a passé et je suis toujours là, de plus en plus tranquille.
A la mi-juin ce fut le coup de tonnerre dans un ciel serein : le quatorze, en rentrant de tournée je trouve sur ma table un télégramme administratif me convoquant à la direction départementale des P. T. T. à Auxerre pour le surlendemain. La convocation n’indique pas de motif ; le receveur pense que cela pourrait concerner la demande de titularisation que j’ai déposée. Mais pourquoi un télégramme ? Peut-être, pense-t-il, la titularisation mettrait-elle les postiers à l’abri d’un départ en Allemagne et la Direction Départementale veut faire au plus vite ? Possible.
Le surlendemain, seize juin, à l’heure prévue je suis dans un bureau de la Direction Départementale avec quinze autres jeunes postiers venant de divers points du département et personne ne sait ou ne veut nous dire le but de cette convocation. Le Chef du Personnel arrive ; il nous annonce que nous sommes affectés à la Poste allemande, la Reichspost, à Francfort sur Oder, tout là-bas à l’autre extrémité de l’Allemagne, à moins de cent kilomètres de la frontière germano-polonaise. L’affaire nous est présentée par les P. T. T. comme une simple mutation administrative. Le Directeur Départemental vient ensuite nous expliquer que l’administration des P.T.T. de l’Yonne doit fournir seize postiers et qu’il faudra bien les trouver ; j’ai pu, nous dit-il, ne désigner que des célibataires mais il n’y en a plus d’autres, si certains d’entre vous ne partaient pas il me faudrait les remplacer par des hommes mariés et pères de famille. Les seize, nous sommes là, dans ce bureau, sans voix devant nos supérieurs hiérarchiques et nous ne comprenons pas que ce soit eux qui nous livrent à l’administration allemande. Le chef du personnel insiste sur le fait qu’il s’agit là d’une simple décision administrative à laquelle nous sommes tenus d’obéir et nous remet, en effet, un ordre de mutation en deux volets pour la Deutsche Reichspost.
Sur le premier volet, à l’en-tête "Modèle P.T.T. - Commissariat général au service du travail obligatoire" est indiqué que je suis désigné pour aller travailler à la Deutsche Reichspost en qualité d’auxiliaire temporaire de la distribution et le second volet qui fait référence à l’article 2 de la loi du 4 septembre 1942 relative à l’utilisation et à l’organisation de la main d’œuvre et non à la loi de février 1943 créant le Service du Travail Obligatoire est une convocation pour la visite médicale qui aura lieu le jour du départ, le 24 juin à partir de 15 heures.
Je rentre par le train en compagnie d’un jeune facteur de Saint Germain des Champs, la commune voisine, désigné, comme moi, pour l’Allemagne :
- Qu’est-ce-que tu vas faire ?
- Me planquer quelque part, mes parents sont cultivateurs, ils peuvent me nourrir.
Pour lui, c’est réglé et il ne partira pas ; moi non plus je n’ai pas envie de partir, je ne veux surtout pas travailler pour les Allemands. J’ai une semaine devant moi, je trouverai certainement une solution. Le bilan de départ n’est pas très encourageant : plus de travail, donc plus d’argent, plus de tickets d’alimentation et la nécessité de trouver une "planque". Il me parait hors de doute que la Poste sera obligée de fournir les coordonnées de ses employés qui ne partiront pas et qu’ils seront recherchés ; cela fait beaucoup de problèmes à résoudre.
Rentré à la maison j’annonce la nouvelle à mes parents, ma mère en est particulièrement affectée.
- Ne t’inquiète pas maman, je ne partirai pas, dès demain je vais me mettre à la recherche d’un lieu sûr pour me cacher ; je vais commencer par aller voir Jean Léonard.
Jean Léonard est un de mes camarades, ouvrier agricole pupille de l’Assistance Publique ; les agriculteurs et leurs fils ont été épargnés par le S.T.O. mais pas les ouvriers agricoles. Jean a été requis le mois précédent, quelques semaines après son mariage avec la fille d’un petit cultivateur des Brizards, un hameau de "là-haut" comme nous disons pour désigner le plateau qui domine la commune aux environs de six cents mètres. Il s’est terré dans une vieille maison inoccupée située dans la forêt proche et ses beaux-parents le nourrissent.
Je suis allé plusieurs fois le voir, j’y retourne le lendemain matin espérant qu’il aura trouvé le moyen de travailler et de gagner un peu d’argent pour subvenir au moins à une partie de ses besoins et que je pourrai en faire autant. C’est la première déception, il est toujours dans la même situation et ses beaux-parents ne sont pas en mesure de prendre en charge un "pensionnaire" supplémentaire.
Je ne vois pas d’autre solution que de me dissimuler et de trouver les moyens de subsister ; beaucoup de jeunes sont dans mon cas en ce premier semestre mil neuf cent quarante trois. Les maquis ne sont pas encore organisés et pour ce qui concerne mon village une opération réalisée par les Allemands en avril malgré son échec a encore compliqué les choses. Deux hommes que je connais bien mais dont j'ignore l’activité, Antoine Sylvère et Paul Bernard qui auront par la suite un rôle important dans la Résistance sont là et commencent à mettre en place les structures des futurs maquis mais il n’est pas encore question de recrutement en masse. Un membre de leur groupe, arrêté à Paris parle et au matin du 13 avril les Allemands débarquent vers cinq heures à Quarré les Tombes et au Moulin Simoneau dans l’intention de les arrêter. Ils avaient téléphoné au préalable au brigadier de gendarmerie Blanchard pour qu’il mette des hommes à leur disposition pour les guider, ce qu’il fera mais il aura eu le temps de faire prévenir Paul Bernard et Antoine Sylvère si bien qu’ils échapperont, de justesse, aux nazis. Ils iront aussi aux Moingeots où ils arrêteront Abel Gilbert et son épouse Betty ; ils ne retiennent rien contre Abel qui sera relâché mais Betty sera déportée. Il est bien évident qu’ensuite, par prudence ou faute d’autres cadres, l’activité sera réduite dans la région.
Je parle autour de moi de mon désir de ne pas partir, personne n’a la moindre suggestion à faire ; on me rassure : t’inquiète pas, me dit Antoine Breuzard, le boulanger, dans trois mois la guerre sera finie et tu reviendras. Il me semble bien qu’il y ait aussi, chez certains, cette idée : " si ces jeunes ne partent pas ils prendront des hommes plus âgés, pères de famille " ; cette crainte existe aussi chez mon père, âgé de seulement de quarante-trois ans et qui a encore ma petite sœur de onze ans à élever, des représailles sur la famille ne sont pas, non plus à exclure. Tout bien pesé je n’ai pas le choix, il faut partir.
Je ne suis pas seul dans cette situation, dans leur ensemble les requis du S.T.O. n’ont pas d’asile contre la réquisition en mil neuf cent quarante trois (Robert Bailly : Occupation hitlerienne et Résistance dans l’Yonne Edition ANACR-Yonne)
Il faut donc me préparer à partir à l’autre bout de l’Allemagne. Je n’ai pourtant pas la moindre envie d’aider les nazis. Je me rassure en pensant que je trouverai bien le moyen, quand je serai sur place, de ne pas coopérer, voire de faire en sorte qu’ils n’aient pas à se féliciter de ma présence chez eux.
Mon bagage est vite fait et le vingt-trois, tôt le matin, je pars en compagnie de mon père qui m’accompagne jusqu’au bourg, j’embrasse ma mère sur le bord du chemin ; je me retourne avant le premier virage, elle est restée au même endroit et me fait un dernier signe avec une tristesse visible qui me serre le cœur.
Sur la place je retrouve Maurice Duban, le fils du boucher, qui part aussi ; Jacques Rostain est là avec son camion à gazogène, il nous conduira à Avallon où nous prendrons le train. C’est seulement maintenant que je réalise vraiment que je pars pour un inconnu, somme toute inquiétant.
A Auxerre nous avons de nouveau rendez-vous à la Direction Départementale des P. T. T., nous sommes douze sur les seize prévus mais un treizième, Henri, rejoindra le convoi en cours de route. ; il n’y aura que trois défections. A la même période vingt-deux cheminots de Laroche-Migennes se feront piéger de la même façon : ordre de mutation "bidon" pour les Chemins de Fer allemands.
On nous emmène dans une caserne où nous passerons la nuit mais, avant, il y a quelques formalités à remplir : on nous présente un contrat d’un an pour la Reichspost, je refuse de le signer, ce sera d’ailleurs la réaction de la majorité d’entre nous, cela semble assez indifférent aux fonctionnaires français qui sont là ; ils n’insistent pas pour obtenir cette signature. On nous donne une prime de départ et on nous installe dans une chambrée.
Nous faisons plus ample connaissance, on me baptise " Quarré les Tombes " et ce surnom me restera quelque temps, je suis le Morvandiau qui vient d’un pays dont la mauvaise réputation n’est plus à faire. Il est vrai que, avec le kniker que la mère Aurusse, la couturière du village, a fabriqué, comme elle a pu dans une vieille capote militaire, mes grosses chaussettes de laine écrue et mes chaussures cloutées je ne peux guère passer inaperçu par un après-midi ensoleillé de juin dans les rues d’Auxerre ; en outre je souffre d’un abcès dentaire qui déforme ma lèvre supérieure et la projette en avant d’un bon centimètre, l’ensemble a de quoi attirer l’attention.
Le lendemain après-midi nous arrivons à Dijon où on nous installe dans la vieille caserne Krien ; le départ est prévu pour le jour suivant. Après la soupe nous passons la soirée dans un cabaret, une fille ressemblant à Suzy Solidor chante :
Je n’sais pas pourquoi j’allai danser
A Saint Jean au musette...
......
Car l’on croit toujours
Aux doux mots d’amour
Quand ils sont dits avec les yeux...
Image d’un monde qui n’est déjà plus le mien...
Et voilà comment je me suis retrouvé dans ce train, parti de Dijon vers quatorze heures, qui vient de franchir le Rhin et roule maintenant dans la nuit vers Stuttgart.
Les gares se sont succédées : Besançon, Belfort la dernière gare française puis Montreux-Vieux rebaptisé Alt Münsterol et affiché en lettres gothiques noires sur fond blanc, ça ressemble à un faire-part de deuil qui serait accroché là. Nous étions en Alsace qu’ils appellent Elsaß et où ils prétendent être chez eux ; ce n’est certainement pas si simple puisque pendant que le train est arrêté sur une voie de garage pour changer de locomotive accourt à toutes jambes une nuée de gamins de huit à douze ans qui viennent seulement pour avoir la satisfaction de parler français avec nous puisque l’utilisation leur en est interdite en Alsace. Les soldats de garde à la gare viennent, sans trop se presser, les chasser, sans brutalité d’ailleurs. Puis ce fut Mulhouse qui avait aussi changé de nom et était devenu provisoirement "Mülhausen". On nous fit descendre des wagons et des jeunes filles des services allemands nous servirent une soupe épaisse et nous distribuèrent quelques provisions pour la suite du voyage et le casse-croûte du lendemain matin ; je pensais que c’était des Alsaciennes mais non, malgré leur âge aucune ne parle français. Elles étaient plutôt agréables à regarder et ce que je leur dis, ce qu’un Français peut dire à une jolie fille les fit sourire ; le moral remonte un peu.
Personne ne dormira dans notre compartiment, j’ai pris mon banjo et j’accompagne les chants qui ne cesseront guère avec une prédilection pour "çà sent si bon la France" ; nous nous étourdissons pour ne pas trop penser mais l’espoir du retour chez nous est bien présent. Au lever du jour nous avons un court arrêt en gare de Stuttgart, le temps de disloquer le convoi et d’accrocher les wagons à différentes rames des services réguliers, selon leur destination. Notre train va à Leipzig via Nuremberg.
A travers toute l’Allemagne, d’ouest en est
Vers midi nous sommes à Saalfeld, au sud de Iena ; on nous conduit hors de la gare, dans une sorte de cantine, pour le repas ; cela fait du bien de marcher un peu, nous commencions à nous ankyloser dans les wagons.
Pensif je foule, pour la première fois le sol allemand ; cela me laisse une curieuse impression. Dans mon esprit les choses étaient claires : je détestais les nazis et j’attendais la défaite de l’Allemagne dont je ne doutais d’ailleurs pas ; j’étais décidé à tout faire, dans la mesure de mes moyens, pour ne pas les aider et, au contraire, profiter de chaque occasion qui me permettrait de perturber, si peu que ce soit, leur activité. J’aurais en face de moi des ennemis, c’était simple, pourtant je ne parvenais pas à considérer ces gens dont je parlais la langue et qui marchaient dans une rue si semblable à celles de mon pays comme une masse d’individus hostiles.
Nous traversons des régions industrielles où les hautes cheminées sont nombreuses ; toute cette activité m’impressionne. Je commence à penser que le débarquement espéré n’aura probablement pas lieu cette année puisque nous sommes déjà fin juin et peut-être faudra-t-il, avant de vaincre l’Allemagne, détruire ce potentiel industriel que je ne soupçonnais pas. Le retour risque d’être moins rapide que je l’espérais.
Puis c’est Leipzig, la plus grande gare d’Europe ; il ne reste plus, de notre convoi, que deux wagons que l’on accroche à l’omnibus de Berlin. Nous sommes restés ensemble mais, dans notre compartiment, il n’y a pas que des postiers, nous avons même hérité de deux femmes, probablement deux volontaires rentrant de permission.
Depuis Dijon le responsable allemand de notre groupe est un sous-officier de la poste aux armées (Feldpost). C’est bon signe, poste aux armées ou poste civile, c’est toujours la poste et nous pouvons espérer que notre affectation sera respectée ; ce sera certainement préférable d’être à la poste, un milieu qui nous est familier, plutôt que dans une usine.
Le sous-officier ne parle pas un mot de français mais il s’occupe consciencieusement de nous. Il est difficile de placer les bagages et, à Dijon, avant le départ il nous a fait remarquer qu’il fallait laisser un minimum de passage libre, ne serait-ce que pour aller aux toilettes, l’un de nous s’est retourné vers lui et a commencé : " tu nous emm... " mais il a marqué un temps d’arrêt pensant probablement que l’Allemand risquait de comprendre la suite et a terminé par : " bistrouille " ; il était baptisé, il sera " Bistrouille " jusqu’à Berlin.
Au départ de Leipzig un camarade sort de ses bagages une bouteille d’eau de vie.
Si on saoulait Bistrouille ? - Dit quelqu’un après la tournée générale. Si les deux femmes nous aident un peu nous devrions y arriver assez facilement mais il est dans l’autre wagon, il faut d’abord l’amener vers nous. A chaque arrêt il descend sur le quai pour empêcher les voyageurs qui attendent le train de monter dans nos wagons et probablement aussi pour s’assurer qu’il ne perd personne en route. A la gare suivante je vais le trouver et lui propose de venir trinquer avec nous ; je n’ai pas de succès, il refuse et remonte dans son compartiment où il semble se plaire.
Au prochain arrêt je le surveille et au moment où le train va s’ébranler je l’appelle en lui disant que l’on a absolument besoin de lui, ça marche, on l’installe entre les deux filles et on lui verse à boire, les Allemands ne sont guère habitués à nos alcools forts et il est rapidement rond comme une queue de pelle. A chaque arrêt je prends sa casquette et ne laissant dépasser que ma tête de la fenêtre je tonitrue "Transport" avec mon meilleur accent allemand pour empêcher les gens de monter. Il récupérera d’ailleurs très vite et, vers vingt trois heures trente, quand nous arrivons à Anhalterbahnhof (Bahnof=gare) à Berlin il est de nouveau en pleine forme.
Le buffet-salle d’attente ferme à minuit et nous devons attendre cinq heures trente, l’heure du premier S Bahn (train électrique urbain) qui nous emmènera au camp de transit de Reebrücke, près de Potsdam. C’est la seconde nuit que nous passons sans dormir et presque tous s’allongent dans le hall ouvert à tous les courants d’air ; des refroidissements sont à craindre. Bistrouille me demande de ne pas laisser mes camarades s’endormir dans ces conditions. Rien n’a été prévu pour nous à l’arrivée me dit-il mais il connaît un foyer militaire à proximité, il va essayer d’obtenir une soupe chaude. Il revient, il a eu gain de cause ; nous irons par petits groupes successifs et il nous faudra être silencieux pour ne pas déranger les soldats qui dorment en attendant leur train ; la soupe de l’armée est la bienvenue.
Même au mois de juin les nuits sont fraîches à Berlin et nous faisons les cent pas en attendant le S Bahn qui arrive enfin ; il n’y a plus une place assise libre, où diable peuvent bien aller tous ces Berlinois à une heure si matinale ? Le S Bahn est presque toujours aérien et circule au-dessus des rues, à la hauteur du second étage des immeubles qui sont parfois bien proches des voies. Je me cale debout dans un angle du compartiment, je lutte comme je peux contre le sommeil, mes yeux se ferment pourtant par moments ; quand je réussis à les maintenir ouverts ils se portent sur les immeubles que nous longeons et dont les fenêtres commencent à s’éclairer, la Ville s’éveille mais tout cela m’apparaît flou, un peu comme dans un rêve et mes pensées que je ne maîtrise plus vagabondent : je suis dans un de ces appartements, menant une vie normale et me préparant à partir au travail dans un monde paisible où il n’y a plus de guerre ...
Ce n’est pas cela qui m’attend mais, pour le moment, le camp de Reebrücke, un camp gigantesque où nous sommes enfermés ; Bistrouille nous quitte en nous précisant que la Reichspost viendra nous récupérer le lendemain, nous n’avons pas à nous inquiéter. Après un café (ersatz) on nous emmène dans une grande pièce vide ; je déroule ma couverture, l’étends sur le sol et sombre immédiatement dans un sommeil profond. Vers treize heures on nous réveille pour le repas. Dans le courant de l’après-midi on nous désigne une baraque où nous passerons la nuit ; des lits à trois étages sans paillasse sont notre lot, nous dormirons sur la planche.
Le soir on nous boucle dans les baraques ; la lumière éteinte j’entends, dans notre chambrée, des bruits bizarres que j’identifie assez vite : une fille s’est laissé enfermer dans les locaux des hommes pour rester en compagnie d’un garçon et, même sans ressorts qui grincent, les bruits sont sans équivoque.
Le lendemain lever, café et errance sans but dans la cour, le moral est bas. Dans ce camp arrivent tous les requis des pays de l’ouest européen ; nous verrons même débarquer un groupe des Pays-Bas en costume traditionnel uniformément noir : blouson court, large pantalon bouffant serré à la cheville et sabots.
Après le repas de midi les haut-parleurs nous appellent, un postier est là qui vient "prendre livraison". De nouveau le S Bahn jusqu’à Schlesischerbahnhof puis le train jusqu’à Francfort. Devant la gare un camion nous attend, charge nos bagages et nous partons à pied pour la poste centrale proche. On désigne ceux qui partiront le lendemain pour Sorau, en Basse-Lusace, à une centaine de kilomètres au sud-est ; nous sommes huit de l’Yonne et sept venant d’autres départements : Nièvre, Cher, Haute-Saône, Territoire de Belfort. Il est l’heure du repas, nous mangeons à la cantine du personnel de la poste et le camion revient nous chercher pour nous emmener dans une baraque en pleine campagne où nous dormirons.
Le lendemain après-midi nous voilà dans le train de Sorau en compagnie d’un vieux postier qui est venu nous chercher. J’essaie de me renseigner sur ce qui nous attend là-bas : c’est un bureau qui dessert, à travers la poste rurale, un assez grand territoire, le trafic ferroviaire est important, il y a un bureau-gare, rien d’inconnu pour nous.
Nous sommes arrivés, nous voilà au bureau de poste, juste en face de la gare.
L’un d’eux parle-t-il allemand ?
C’est la première question du receveur à notre accompagnateur ; celui-ci me pousse en avant. Le receveur parle avec un débit saccadé, presque un bégaiement ; je m’y habituerai vite mais le premier jour j’ai vraiment du mal à le comprendre ; il envoie chercher le père Nuße (prononcer noussé) qui parle un peu français.
Noussé arrive à pas lents, c’est un homme d’environ soixante-dix ans, petit, rondelet, plutôt l’air d’un brave type. A nous deux nous venons à bout de l’essentiel. Pour le moment, nous sommes en fin d’après-midi, on nous conduit au camp qui sera notre hébergement définitif.
Aux confins du monde slave
:SORAU
C’est sous une pluie battante que nous arrivons au Heinz Siebert Wohnlager, un camp d’hébergement (Wohnlager) récemment installé à la périphérie de la ville ; c’est à flanquer le cafard : des baraques à perte de vue, bordant des voies boueuses ; la cantine des Français est déjà fermée et c’est celle des Allemands qui nous fournit notre premier repas, pas un compatriote à qui parler. Nous revenons à la baraque où nous avons laissé nos bagages, nous sommes seuls dans ce grand truc en bois qui se compose de quatre chambrées de dix-huit places chacune : dix-huit lits superposés deux par deux, neuf armoires doubles, deux grandes tables et un gros poêle en fonte au centre.
Nous nous installons un peu au hasard, je dormirai sur un lit du bas, au-dessus de moi Pomel (Paul Reviriaud de Gy l’Evèque près d’Auxerre), à côté Henri (de Migennes), au-dessus de lui Fernand (de Malay le Grand près de Sens) ; il ne nous faut pas bien longtemps pour ranger nos affaires dans les armoires. il pleut toujours, il n’y a personne dehors ; nous pourrions aller voir dans les autres baraques, nous renseigner sur la vie dans ce bazar mais il faudrait encore patauger dans la boue, nous n’en avons pas le courage, nous sommes fatigués, il fera jour demain.
Le lendemain, vendredi deux juillet sous le soleil revenu l’impression est un peu meilleure ; nous n’avons guère le temps de nous y attarder, il nous faut repartir à la poste où nous faisons connaissance avec tous les services.
Le grand bâtiment principal est en face de la gare, il occupe l’angle de la rue qui longe celle-ci et d’une autre, perpendiculaire ; lorsqu’on arrive par derrière on débouche dans une vaste cour par laquelle on accède à la grande salle des paquets, une petite partie de cette salle, dans un angle, est réservée à l’accueil du public mais uniquement pour le service des colis. Au milieu de l’immeuble un escalier conduit au premier étage où sont, entre autres, les bureaux du chef du personnel et du receveur principal, au pied de cet escalier est installé celui du " père Noussé " qui est une sorte d’intendant. La dernière partie du bâtiment est occupée par les services du courrier : salles de tri et enfin les guichets réservés au public dans un local ouvrant sur la rue transversale. Au sous-sol divers locaux dont l’un nous sera affecté, ont des destinations variées. Tout cet ensemble est soigné et fort bien entretenu.
Sorau est une ville d’environ trente mille habitants située sur la ligne Berlin - Breslau et d’où partent plusieurs lignes transversales ; le trafic postal est intense.
La gare, de l’autre côté de la rue est surélevée, les voies passent au-dessus des rues voisines. Sur le premier quai, en haut de l’escalier et immédiatement après les bâtiments des services du chemin de fer (Reichsbahn) on trouve l’entrepôt de la poste, assez vaste puisqu’elle achemine les paquets pesant jusqu’à quinze kilos et on trie une partie des colis en gare. Un monte-charge amène, au niveau des quais, les chariots qui viennent du bureau. Dans un angle une petite pièce vitrée est meublée d’une table, de chaises et du bureau du chef d’équipe, c’est là que l’on attend tranquillement les trains.
Dans tous ces bâtiments s’affairent les postiers : des jeunes garçons, des hommes âgés et des femmes, beaucoup de femmes. Notre arrivée ne passe pas inaperçue et éveille une curiosité visible.
A treize heures nous repartons au camp pour le repas et cette fois à la cantine des Français, une immense salle de plusieurs centaines de places ; c’est enfin l’occasion de rencontrer des compatriotes et d’avoir des renseignements plus précis : le camp abrite plusieurs milliers d’ouvriers des usines d’aviation "Focke-Wulf" qui ont été évacuées de Brême ici pour être à l’abri des bombardements. La population du camp est composée, en majorité, de Français dont une grande partie vient des usines d’aviation du sud-ouest : Bordeaux, Toulouse et d’autres de la région parisienne... Des Allemands, en moins grand nombre, ont suivi le mouvement, ils sont logés dans une partie du camp qui leur est réservée avec leur cantine propre. Il y a quelques femmes, une Bordelaise qui n’a pas voulu quitter son mari requis mais dont la fidélité n’a pas tenu longtemps au milieu de cette masse d’hommes jeunes et quatre ou cinq autres volontaires françaises ou belges.
La nourriture est parfois un peu surprenante pour nos palais français mais mangeable et en quantité à peu près suffisante ; dans un angle de la salle s’ouvre un large guichet par lequel on nous distribue, le soir, nos rations de pain, saucisson, marmelade, sucre. Le contact avec les filles de service, Allemandes et Ukrainiennes, est facile ; ce sera pour moi l’occasion de fréquents bavardages qui me familiariseront avec l’allemand populaire. Curieusement elles me baptiseront " der Zigeuner " (le gitan). Peut-être ma peau hâlée d’homme habitué à vivre au grand air me fait-elle ressembler à un gitan ? C’est possible mais cela traduit plutôt le romantisme qui s’attache à "l’homme qui vient d’ailleurs".
On nous a précisé que nous sommes libres d’entrer et de sortir du camp à toute heure du jour et de la nuit mais il y a des postes de garde où il faut montrer patte blanche, c’est-à-dire une carte prouvant que nous habitons le camp, un "Ausweis" comme on dit ici. Puisque nous ne sommes pas employés par Focke Wulf l’usine ne peut pas nous en délivrer, la Poste tournera la difficulté en nous remettant une carte de circulation nous autorisant à nous déplacer dans tous les locaux de l’usine pour... vérifier les installations téléphoniques ! Pour le moment nous aurions pu nous en passer facilement puisque si les postes de garde sont installés, la clôture n’est pas encore posée si bien que lorsque nous passons par un poste le gardien (Werkschutz) nous demande scrupuleusement notre carte mais si nous passons à côté, même s’il nous voit, il ne dit rien.
A quinze heures nous revenons au bureau ; on doit, nous a-t-on dit, nous donner des cours d’allemand ; je m’en félicite mais c’est le père Noussé qui s’en charge et il abandonnera vite : son français qu’il n’a guère pratiqué au long de sa vie n’est plus à la hauteur et la pédagogie le dépasse un peu, il le reconnaît lui-même.
Le samedi matin nous revoilà à la poste afin de parfaire notre information sur les structures et le fonctionnement du bureau et puis enfin pour connaître notre affectation.
Il y a, au sommet de la hiérarchie, un receveur principal qui dirige l’ensemble, Frommknecht, un chef du personnel, Tschenke, puis un intendant, Noussé ; ces trois hommes semblent constituer une sorte de "Conseil de Direction", ils portent tous les trois le macaron nazi ; je m’apercevrai vite que les deux premiers sont des affreux mais que le père Noussé est un brave homme. Je ne comprendrai jamais son attitude, je ne sais pas jusqu’à quel point il épouse les théories racistes des nazis mais il n’est pas anti-français, c’est évident. Il fera toujours tout ce qu’il pourra pour s’opposer aux décisions des deux autres quand elles lui sembleront injustes à notre égard. Il me fournira souvent les moyens de nous défendre en me communiquant des textes auxquels je n’aurais pas pu avoir accès sans lui ; qu’est-ce-qu’il fout avec les nazis ? Peut-être un certain culte du chef hérité de 14-18 et qui lui a fait admettre la nécessité d’un " Führer " pour sortir l’Allemagne de sa situation au début des années trente, va savoir...
On nous répartit entre les différents services : aide à la distribution des paquets en ville, collecte du courrier déposé dans les boîtes, chargement des sacs et colis en gare etc. Pour ce qui me concerne je serai Briefträger (facteur) et je dois être présent le lundi matin à six heures et demie pour trier la tournée avec le facteur que je dois accompagner. En allemand 6 h ½ se dit "halb sieben" c’est-à-dire la demie de sept heures. Bien décidé, dès mon arrivée, à faire tout mon possible pour ne pas aider les nazis et éventuellement, ce qui n’est pas incompatible, m’amuser un peu cela me donne l’idée de faire un premier test : j’arriverai à sept heures et demie et je ferai l’innocent en prétendant que lorsque j’ai entendu " sept " et " demie " j’ai tout naturellement compris 7 h ½ conformément à nos habitudes françaises et j’attendrai la réaction.
Premier jour de travail, " ponctuellement " j’arrive à sept heures et demie :
- Vous êtes en retard, vous ne vous êtes pas réveillé ?
- Mais je suis à l’heure, il est " genau halb sieben " -
- Mais non ce n’est pas la demie de sept heures, c’est la demie de huit heures -
- Oh ! suis-je bête, c’est vrai mais en français etc...
Cela passe bien, le facteur n’est pas encore parti, je l’accompagne ; je ne suis pas dépaysé, c’est la même ambiance qu’en France on distribue les lettres et on fait un petit bout de causette avec les clients, je me débrouille comme je peux avec mon allemand encore pénible ; j’aurais bien aimé faire, au moins un certain temps, la distribution, c’eût été un bon moyen pour connaître mieux la population mais le troisième jour est le dernier, les clients n’ont-ils pas accepté d’être servis par un Français ? C’est probable. On m’annonce que, dorénavant, je commencerai à huit heures seulement et que je travaillerai au Zollamt ; je n’ai jamais entendu ce mot mais il est facile à comprendre : " bureau de douane ", qu’est-ce-que cela signifie un bureau de douane ici, loin de toute frontière et que peut bien avoir à y faire un postier ?
En arrivant le lendemain matin je trouve une petite équipe de trois personnes, deux femmes et un homme, je serai le quatrième, on charge, dans une camionnette, des paquets en provenance de l’étranger, principalement ceux destinés aux travailleurs déportés de tous les pays occupés ; le véhicule chargé nous y prenons place comme nous pouvons et... en route. La camionnette s’arrête devant un bâtiment, c’est bien le " Zollamt ", c’est écrit sur le fronton, on apporte tous les paquets dans une salle et on commence à les ouvrir pour que les services de la douane puissent en vérifier le contenu, éventuellement fixer le montant des taxes qui seront réclamées au destinataire puis, au fur et à mesure qu’ils sont contrôlés, on les referme. Tout cela se fait bien tranquillement, sans aucune hâte et c’est aussi l’occasion, pour les collègues allemands, de me poser de nombreuses questions sur ma vie en France, les conditions de travail à la poste etc... Nous auront rapidement fait connaissance. On ne néglige pas le temps pour le casse-croûte vers dix heures ; je n’ai pas l’habitude de grignoter dans la matinée et je n’ai rien apporté mais le lendemain l’une des femmes me prévient discrètement qu’elle a mis dans la poche de ma veste que j’ai accrochée dans la pièce voisine " eine Stulle ", une tartine.
C’est le chef du bureau de douane qui fouille les colis, certaines marchandises sont interdites d’entrée en Allemagne et sont purement et simplement confisquées : les feuilles à cigarettes, la saccharine et, curieusement, les préservatifs ; il arrive que je sois passé avant le douanier et que tout cela échoue dans ma poche, les préservatifs sont particulièrement appréciés : on perce un petit trou au bout avec une épingle, on les remplit d’eau et on les suspend au-dessus de la tête d’un camarade qui dort profondément, ce réveil au goutte-à-goutte est assez spectaculaire.
Il y a parfois des lettres dans les colis, ils ont des réactifs pour faire éventuellement apparaître les textes écrits à l’encre sympathique mais pas de censeur pour lire les langues étrangères ; un jour le chef douanier vient me trouver avec une lettre venant de France :
- Je voudrais que vous me disiez s’il n’y a pas dans cette lettre quelque chose qui... enfin qu’il ne faudrait pas laisser passer ...
Cela ne me plaît guère :
- Comment voulez-vous que je fasse, je n’ai pas la moindre idée de ce que l’on peut laisser passer ou non et puis je n’ai pas envie de m’ériger en censeur, ce n’est pas mon rôle.
- Je ne vous en demande pas tant, si vous me dites que ça va je la remets dans le paquet, je ne vous de mande pas de me la traduire, c’est vous qui décidez.
Ah ! si c’est moi qui décide je suis d’accord et, évidemment, je n’arrêterai jamais une lettre. Il semble que le douanier ne soit pas très à cheval sur le règlement : il remet consciencieusement dans les colis les lettres écrites dans les langues qu’il ne peut lire et n’en retire jamais les pages de journal qu’il y trouve dont l’envoi en Allemagne est pourtant interdit.
J’ai déjà remarqué que certains patronymes des postiers avaient une consonance slave ; l’un de ceux avec lequel je travaille déchiffre le cyrillique et comprend le texte des journaux serbes que l’on trouve parfois dans les colis. Nous sommes ici au pays des Sorabes qui parlaient un dialecte slave dont Hitler a interdit l’usage. Les interdictions ne déplacent pas les frontières linguistiques pour autant et nous sommes bien aux confins du monde slave
Nous ne sommes pas accablés de travail et de retour au bureau, en général avant midi, personne n’a grand chose à faire et j’en profite pour parler avec les femmes, surtout les interroger lorsque je n’ai pas bien compris certaines expressions ou lorsque je ne m’explique pas bien les raisons d’une formulation qui me surprend. L’une des filles qui semble avoir une assez bonne connaissance de sa langue est toujours prête à m’aider et à corriger mes erreurs ; elle est d’un naturel à s’amuser de tout et n’hésite pas à se moquer de moi à la grande joie des autres. Je cherche des répliques et les trouve de plus en plus souvent ; c’est un excellent exercice !
Tout cela se passe à proximité du bureau du chef d’équipe, un petit bureau vitré à mi-hauteur dans un coin de la salle et dont la porte n’est jamais fermée. Ce chef d’équipe ne doit pas sanctionner souvent, rien qu’à le voir on comprend tout de suite que la sévérité n’est pas son fort et tout le monde l’aime bien.
Tous les jours, vers midi le même rituel avec parfois quelques variantes, se reproduit au moment où je m’en vais alors que mon service se termine à treize heures :
- Je m’en vais alors je venais vous dire au revoir -
- Mais Edmond vous ne pouvez pas partir déjà -
- C’est juste, je reviens -
Je m’en vais chercher le registre de présence que je signe consciencieusement devant lui.
- Voilà maintenant tout est en ordre, j’ai terminé mon travail de la matinée, j’ai signé le registre, plus rien ne s’oppose à mon départ -
- Mais si Edmond, vous ne pouvez pas partir, votre service se termine seulement à treize heures -
- Cela ne m’empêche pas de m’en aller, pour ce que je fais à cette heure ici la vie du bureau continuera tout aussi bien sans moi -
- Je devrais signaler votre absence -
- Je sais bien que vous ne ferez pas -
Il hoche la tête, me laisse partir avec parfois un commentaire : "Ah ! ces Français !". Jamais il ne signalera mon absence
L’après-midi, avec Frau Habermann, l’une des femmes de l’équipe, installés dans un coin tranquille de la grande salle, nous relevons sur un registre les fiches des paquets que nous emmènerons le lendemain, cela nous prendrait à peu près une heure alors nous discutons pour passer le temps. Vite lassé de cette présence inutile je prends l’habitude, comme le matin, de partir bien avant l’heure ; une ou deux fois le chef du personnel ou quelque autre me demandera pendant mon absence, on ne me trouvera évidemment pas mais cela s’arrangera toujours. Rapidement je me mets sérieusement à l’étude de l’allemand et je resterai plus volontiers au bureau où je suis tranquille pour travailler ; cela me permettra aussi d’accueillir les Français qui viennent, souvent en fin d’après-midi, retirer ou expédier des colis.
Henri et Pomel sont affectés au courrier : tri, timbrage à l’aide d’un curieux timbre à date en forme de marteau, Zéphirin, de Sens et Comte d’Auxere à la distribution des colis, Fernand, Richard de Belfort, Georges de Sancerre, Céleste, André Bouyer d’Auxerre, au bureau-gare.
Le travail n’est nulle part harassant, le plus pénible est le chargement des colis à la gare mais il y a, entre les trains de longues périodes de pause. J’ai quand même l’impression d’une espèce de lourde chape qui m’est tombée sur les épaules, il faudra bien que je la secoue...
La poste, le camp, la ville
Les noms propres allemands sont parfois quasi imprononçables pour mes camarades mais ils donneront libre cours à leur imagination pour les remplacer par d’autres plus faciles pour eux ainsi :
Le receveur principal, Frommknecht, à la chevelure toute blanche deviendra simplement "les cheveux blancs" -
Le chef du personnel, Tschenke pourvu de plusieurs dents couronnées : "la gueule pavée d’or"
Noussé dont le nom est facile à prononcer n’aura pas droit à un pseudonyme et restera "le Père Noussé" -
Un chef d’équipe du bureau-gare, toujours muni d’une sorte de tapette avec laquelle il fait la chasse aux mouches sera "tue-mouches".
Une fille du bureau à la peau hâlée qui la fait un peu ressembler à une maghrébine sera "le Négus", au masculin, quoiqu’elle soit très féminine et plutôt jolie -
L’atmosphère qui règne entre les Allemands et nous n’est, dans l’ensemble, pas mauvaise, la solidarité qui existe entre gens d’un même métier y est certainement pour quelque chose. Les nazis, qui n’ont pas oublié le principe : "diviser pour régner" font pourtant tout pour éviter que se développe un climat trop fraternel.
J’ai une coupure de treize à quinze heures ; un jour en revenant au travail je rencontre dans la rue, à quelques centaines de mètres du bureau, Frau Habermann et nous arrivons, bavardant tranquillement ensemble, dans la cour de la poste. Nous sommes assis à notre table depuis à peine dix minutes que le chef du personnel la demande. Elle m’explique, au retour, qu’elle a pris " un savon " pour avoir osé marcher dans la rue en ma compagnie, c’est d’autant plus idiot que pendant une bonne partie de l’après-midi nous ne sommes que nous deux dans un coin de la grande salle ouverte au public, nous pouvons parler autant que nous voulons, sans que personne n’entende ce que nous disons et nous ne nous en privons pas.
Dame Habermann est une femme d’environ trente-cinq ans, blonde, pas particulièrement jolie mais douce, gentille, reposante et son mari, qu’elle me présentera lorsqu’il viendra en permission, un homme très grand et mince donne la même impression qu’elle ; ils se sont bien trouvés ces deux-là.
Si l’ensemble du personnel, à quelques rares exceptions près, est plutôt sympathique avec nous je m’apercevrai vite que les gens de la Direction, à part le père Noussé, derrière une façade plutôt aimable, sont effrontément menteurs et n’ont pour nous que du mépris. Ils tenteront toujours de me berner lorsque j’aurai affaire à eux ; si je n’avais pas trouvé l’aide tout à fait inattendue de responsables allemands je n’aurais certes jamais pu obtenir d’amélioration à nos conditions de vie.
Au camp d’hébergement nous sommes tranquilles, il n’y a ni fouilles ni autres tracasseries, les gardiens restent paisiblement dans les postes des différentes entrées. Pourtant un soir, dès les premiers jours, un épisode plutôt amusant nous fera remarquer.
En fin d’après-midi, la journée terminée nous nous retrouvons au camp, à part deux ou trois travaillant en gare et dont le service se termine vers vingt-deux heures ; un soir, la fenêtre ouverte, nous commençons à chanter à pleine voix, une quinzaine de jeunes gars qui chantent cela fait du bruit, beaucoup de bruit et, depuis quelques jours, on a installé trois ouvriers allemands dans la chambrée contiguë à la nôtre ; nous avons jusqu’ici voisiné sans problème.
Ce soir-là l’un d’eux vient nous trouver en nous demandant de faire moins de bruit, un de ses compagnons étant malade ; bien sûr, nous comprenons et nous cessons de chanter. Pourtant peu de temps après et tout à fait spontanément les chants reprennent avec la même intensité, l’Allemand revient mais, dès qu’il ouvre la bouche, tout le monde l’insulte : " si t’es pas content on s’en fout, il ne fallait pas nous amener ici, va te faire voir etc. ". Il n’a, bien sûr pas compris un mot mais le ton employé ne peut lui laisser aucun doute sur la nature de notre réponse, il s’en va.
Ces gars ne nous ont rien fait mais ils sont allemands donc, peu ou prou, responsables de notre situation et nous souhaitons le leur faire sentir. Il nous vient alors une idée : puisque entre temps la nuit est tombée, nous mettons en équilibre sur la porte une gamelle remplie de tous les petits objets en ferraille que nous pouvons trouver puis nous nous couchons tous, nous éteignons la lumière et entonnons, dans nos lits, une chanson de corps de garde que nous répétons inlassablement attendant le moment où l’un des Allemands viendra ouvrir la porte pour protester et recevra la gamelle et son contenu sur le crâne.
Le temps passe, nous chantons toujours mais personne ne vient, je commence à être un peu inquiet et je crains qu’au lieu de venir lui-même l’Allemand soit allé chercher la police du camp quand, soudain, on entend le fracas de la gamelle qui dégringole suivi d’un coup de feu qui claque dans la chambre ; la lumière s’allume éclairant un Werkschutz, le revolver pointé vers le plafond dans une main qui tremble et, derrière lui, l’un des Allemands.
Les choses ont pris une tournure que nous n’avions pas prévue, que va-t-il se passer maintenant ? Le Werkschutz, pas très rassuré, reprend peu à peu ses esprits, fait lever les quatre camarades les plus proches de la porte et leur ordonne de le suivre, nous sortons des lits et voulons tous aller avec eux mais il n’y a rien à faire, il part avec les quatre qu’il a désignés.
Ils reviennent peu de temps après. Au bureau de police du camp on leur a dit des choses qu’ils n’ont pas comprises mais qui ne semblaient pas être des compliments et on les a renvoyés en gardant toutefois leur carte de circulation ; ils ne peuvent plus légalement sortir du camp pour aller travailler le lendemain matin et malgré qu’ils puissent passer en dehors des postes de garde ils décident de rester là. J’irai expliquer la situation au chef du personnel ; ce n’est pas grand chose mais cela foutra quand même en peu la merde dans les services.
Le lendemain, en arrivant au bureau, j’explique à Tschenke que quatre camarades ne peuvent pas venir au travail puisqu’on a confisqué leur Ausweis pour un motif futile. Un peu après quatorze heures on demande à tous les Français de cesser le travail pour aller se présenter à la police du camp, sans oublier de prendre, au passage, les quatre qui sont restés à la baraque. Un fonctionnaire de police en civil nous attend ; il paraît plus amusé que courroucé. Il commence par nous dire qu’il a été jeune lui aussi, il sait bien que ce genre de farce est de notre âge alors, pour cette fois, il ne sanctionnera nos hauts faits que par une amende de seulement cinq marks ; il n’aurait plus la même indulgence si nous recommencions : " allez et ne pêchez plus " !
Le lendemain je vois arriver dans la chambrée le père Mayer, Werkschutz en chef :
- Qu’avez-vous fait la nuit dernière à mon Werkschutz ? Il semblait encore terrorisé quand il est revenu après son équipée nocturne -
Je lui suggère de sortir un moment, le temps que nous remettions tout en place, après quoi il lui suffira d’ouvrir la porte pour comprendre ; non, il préfère que je lui explique.
Cette aventure, qui laissera les autorités postales indifférentes, aura une conséquence positive : pour circuler en gare il nous faut avoir le brassard de la poste afin que les cheminots nous reconnaissent et nous laissent passer mais les nazis ont foutu des aigles à croix gammée partout, il y en a aussi un sur les brassards, au-dessus de la mention " Reichspost ". "L’affreux oiseau" n’est pas d’une taille importante mais il est là. Des ouvriers de Focke-Wulf nous ont vus et certains ne sont pas loin de penser que nous sommes des collaborateurs dont il faut se méfier ; bien évidemment le récit de nos " prouesses " fait rapidement le tour du camp et les camarades de l’usine en ont tiré la conclusion que des gars qui sont capables de faire " des trucs comme ça " peuvent difficilement être d’obéissants serviteurs des Allemands.
Il y a deux enceintes à Focke-Wulf : la première ne concerne que le camp d’hébergement et la seconde l’usine et les halles de montage ; après avoir lu attentivement la carte de circulation que l’on m’a remise je conclus qu’elle doit me donner accès à la totalité des installations. En effet quand je me présente au poste de garde de l’usine le Werkschutz me laisse passer sans problème et je peux aller voir de près comment on assemble les fameux " Focke-Wulf 190 ".
Devant moi, sur la droite, plusieurs grandes halles en enfilade ouvrent, par de larges portes, directement sur le terrain d’envol. Je me dirige vers un avion en cours de montage sur lequel travaille un Français que je connais et, curieux comme à mon habitude, je lui pose de nombreuses questions ; tout en lui parlant je réalise que je suis dans une usine d’armement, et non des moindres, dans laquelle il doit bien y avoir des services de sécurité ; si j’avais la malchance de tomber sur eux j’aurais probablement des difficultés à expliquer quelles installations téléphoniques je viens vérifier, les mains dans les poches et sans le moindre outil ; me soupçonner d’espionnage ne serait pas invraisemblable et pourrait avoir des conséquences désagréables. Il me paraît sage de ne pas insister et de regagner, sans trop tarder, les lieux où ma présence est normale.
Nous avons fait le tour des bistrots de la ville, les Kneipen, comme on dit ici, l’atmosphère est "gemütlich" comme disent les Allemands d’un mot intraduisible : un endroit où l’on se sent bien. Un soir nous atterrissons dans un petit café. Adossé à un pilier un accordéoniste joue sans se soucier de l’assistance sans même lui accorder un regard ; on se croirait à Hambourg ! L’ambiance peut-être aidant, Auguste et moi commençons un pari à la bière ; après deux litres et demi nous nous arrêtons, il n’y a pas de charme, la bière est sans alcool. Dans un autre café il y a un petit orchestre, quatre ou cinq musiciens âgés dont le répertoire n’est guère varié avec une prédilection pour la Beer Barel Polka et la Paloma.
Un gars de Focke-Wulf nous emmène un soir dans un établissement du centre-ville que nous ne connaissions pas. Sur la porte d’entrée un écriteau : "Etablissement interdit aux étrangers". Ne vous inquiétez pas, nous dit notre guide, cette inscription leur permet surtout d’éjecter les clients trop turbulents qui ne sont presque jamais des Allemands. La salle est grande, du style café-concert, l’orchestre assez important est composé de musiciens jeunes, ce sont des Polonais et leur musique nous convient mieux que la Paloma !
Là, comme dans tous les établissements de la ville on ne peut obtenir ni bière blonde, ni brune, seulement un mélange des deux et toujours sans alcool. Cela limite grandement les risques d’exubérance intempestive.
Un jour, au début de notre séjour, nous remarquons, au bureau des affiches qui annoncent un concert de musique classique organisé par la " Force par la Joie ", le programme nous intéresse, Henri, Pomel et moi décidons d’y aller mais à la fin, après les applaudissements, toute la salle debout, le bras tendu se met à hurler à pleine voix : " Sieg Heil " ! " Sieg Heil " ! pendant au moins cinq minutes ; nous attendons que cela s’arrête mais ils ne nous reverront plus. Il y a pourtant dans toute cette assistance venue écouter de la musique classique des gens cultivés, capables de jugement, comment ne sentent-ils pas le ridicule de leurs glapissements et même de leur " Heil Hitler " ! enfantin ; je ne comprendrai jamais vraiment comment le nazisme est parvenu à abrutir ainsi une grande partie de la population. Il est vrai qu’à cette époque-là il aurait été fort dangereux de montrer de la tiédeur et probablement impensable, pour ceux qui en sont membres, de quitter le parti nazi.
Il y a, à Sorau un camp de prisonniers de guerre français assez important, un samedi soir ils organisent une soirée récréative à laquelle tous les Français de la ville sont invités. Etant nombreux ils ont un large choix de participants et le spectacle est d’une très bonne tenue ; je me souviens particulièrement de la parodie d’un combat de catch réalisée par deux Parisiens qui n’avait rien à envier aux prestations des professionnels. Pour terminer le présentateur nous annonce un harmoniciste allemand qui a souhaité apporter sa contribution à cette soirée ; cette annonce suscite des " mouvements divers " dans l’assistance mais dès les premières notes le silence se fait et, à la fin, les applaudissements mérités crépitent sans retenue.
De Paris nous arrivera, pour une soirée, l’orchestre de Tony Muréna, tout cela nous restitue un peu de l’atmosphère de la France.
La principale ligne de chemin de fer sur laquelle se trouve Sorau dessert, au delà de Breslau, Katowitz, Lemberg (Lvow) et le sud de l’Union Soviétique ; de nombreux trains militaires y circulent, trains de matériel : chars, canons, véhicules de toutes sortes, trains de soldats en wagons à bestiaux la plupart du temps mais aussi trains sanitaires ramenant les blessés du front et qui, parfois, s’arrêtent en gare. Quand il fait beau les portes des trains de soldats en direction de l’est sont largement ouvertes et les gens les acclament longuement au passage ; bien sûr je souhaite leur défaite dans cette guerre dans laquelle un fou a précipité l’Allemagne et, à sa suite, le monde entier mais je ne peux me défendre d’un sentiment de compassion pour ces jeunes gens de mon âge qui partent pour un voyage dont beaucoup ne reviendront pas. Quelle absurdité sanglante !
Tout cela nous rappelle que la guerre, plus loin à l’est, fait rage pendant que nous sommes tranquilles ici, trop loin, pour le moment, des bases aériennes alliées pour craindre des bombardements ; nous aurons quelques rares alertes qui nous obligeront à rejoindre les abris prévus pour les habitants du camp où nous resterons environ une heure avant de retourner dormir. Cela n’inquiète guère, il faudra attendre le début de l’automne 44 alors que je ne serai plus là et que les Alliés auront déjà avancé assez loin en Europe pour que la ville subisse son unique bombardement qui ne fera aucune victime parmi les Français mais endommagera assez sérieusement les usines d’aviation.
Cette ligne conduit aussi à Auschwitz dont nous ignorons l’existence mais jamais nous ne verrons passer un train de déportés ou seulement un train qui nous semblerait un peu anormal. Un jour pourtant j’ai remarqué que, sur un wagon-marchandises dans lequel nous chargions des colis, les vasistas étaient grillagés avec du fil de fer barbelé, j’ai seulement pensé que l’on avait dû transporter des animaux qui risquaient de s’enfuir par là. J’ai rencontré deux Français qui venaient d’être libérés d’un camp proche de Sorau, je crois que c’était Groß Rossen, je n’en n’ai tiré aucun renseignement précis, on devait leur dire en partant : " si vous parlez vous revenez ". Même sans renseignements précis nous avons pourtant vite compris qu’il vaut mieux ne pas se retrouver dans un camp de concentration et que l’on n’est jamais sûr d’en sortir vivant mais je n’imaginerai jamais l’extermination systématique qui se pratique à Auschwitz.
Les pertes allemandes, surtout sur le front de l’est, sont importantes et de temps en temps nous comprenons, à travers le changement visible chez l’une ou l’autre des femmes, qu’elle vient d’apprendre la mort d’un proche, d’un père, d’un fils ou d’un mari, pourtant aucune n’en parle, ne porte le deuil ni ne se plaint ; ce serait très mal vu et elle se ferait rappeler à l’ordre pour ne pas avoir compris la grandeur des sacrifices que réclament le " Vaterland " (patrie) et le " Führer ".
Une organisation efficace se met en place
Une structure démocratique dont les décisions, après discussion, seront acceptées par tous nous paraît utile ; cette proposition est adoptée à l’unanimité. Le premier problème que nous réglons est celui du dimanche soir ; nous avons deux repas par jour, et une soupe vers neuf heures du matin, une soupe bizarre, souvent d’une teinte inattendue et immangeable la plupart du temps, nous touchons environ trois cents grammes de pain de seigle par jour plus de la margarine, un peu de beurre, de la marmelade et du saucisson ou du pâté pour nos casse-croûte. Le dimanche soir il n’y a pas de repas, les rations de saucisson ou de pâté sont un peu plus grosses ce jour-là.
La Poste a mis à notre disposition au sous-sol une salle avec une grande table et des chaises afin que nous puissions nous y réunir ; dans un coin il y a aussi un réchaud et un évier, nous pouvons donc y faire de la cuisine. Il ne reste plus qu’à nous mettre en quête de ce que nous pourrons trouver à mettre dans les casseroles. Henri et moi sommes volontaires pour partir dans la campagne, le dimanche matin, à la recherche de provisions chez les paysans pour cuisiner le soir ; Fernand sera notre " maître queux " . Chacun s’engage à mettre à disposition de la communauté une partie de ce qu’il recevra dans les colis qui lui parviendront, nous mettrons aussi à la " masse " des cigarettes et du chocolat qui serviront de monnaie d’échange aux "chineurs" du dimanche.
De notre première tournée nous avons ramené des pommes, il n’y avait qu’à se baisser pour en ramasser. Nous avons quelque chose à mettre dans la casserole mais pas de casserole. Fernand récupère un seau en fer galvanisé et s’en sert pour préparer une bonne compote ; le résultat sera, le lundi matin au travail, un défilé continuel, l’un après l’autre aux toilettes ; nous aurons ensuite des ustensiles mieux adaptés.
Les camarades et parfois aussi les Allemands prennent l’habitude de venir me trouver lorsqu’ils ont besoin d’un interprète ; mes compatriotes me demandent aussi de les assister lors de certaines démarches, visite chez le médecin par exemple. Jamais la direction ne m’en refuse l’autorisation probablement avec l’arrière-pensée que nous nous sentirons plus à l’aise et retrouverons l’ardeur au travail qui nous manque.
Un chef d’équipe me dit un jour :
- Pourquoi, après avoir demandé à venir travailler chez nous, y mettez-vous autant de mauvaise volonté ?
- On vous a dit que nous avons demandé à venir ?
- Oui.
Je lui explique en détail comment les choses se sont passées en France ; il en est très surpris. Il était bon qu’ils connaissent la vérité, cela ne pourra que faciliter nos rapports.
Si on me laisse tout le temps nécessaire et une grande liberté pour m’occuper de mes camarades je reste sur mes gardes, je ne me laisserai pas " récupérer " pour servir les intérêts des nazis. Tout le monde, ou presque, essaie de tirer au flanc et tout d’abord d’obtenir des congés-maladie. Première tentative auprès du médecin du camp ; aucun espoir : on te file un thermomètre à mettre sous l’aisselle et s’il n’indique pas de température la sentence tombe : Arbeit ! au travail.
Nous avons le libre choix du médecin et j’emmène le " malade " suivant chez le Docteur Nagel, un vieux toubib homéopathe bien plus compréhensif, distribuant des arrêts de travail avec une telle facilité que je me demande parfois si, lui aussi, ne fait pas exprès de compliquer le travail des nazis. Quand je lui décris les prétendus symptômes que présente le camarade que j’amène il ne met jamais en doute mes affirmations et, presqu’à chaque fois, ordonne un repos assorti d’un traitement dont les petites pilules aboutissent directement dans la cuvette des toilettes.
Je connais les effets de quelques maladies et je gratifie, par exemple, Fernand, qui est en parfaite santé, d’une jaunisse en décrivant la couleur des urines et... du reste, sans oublier d’indiquer la température que je prétends qu’il avait au réveil ; ça marche : repos d’une semaine et pilules ; à la suite de la fracture d’une côte au cours de son travail le même Fernand a tiré deux mois d’arrêt-maladie. Si j’étais réduit à mes seules connaissances en matière de symptômes je serais vite à court mais j’ai la chance de rencontrer le médecin français des prisonniers de guerre, c’est une mine inépuisable de conseils utiles ; ainsi Auguste, qui ne restera que trois mois ici sera pratiquement toujours en arrêt de travail, Richard, qui me le demandera, sera hospitalisé deux semaines etc... etc...
Approfondir la connaissance de l’allemand me passionne de plus en plus, je me procure des livres et je travaille ferme ; ils sont apparemment flattés que je m’intéresse ainsi à leur langue et facilitent autant qu’ils le peuvent mon étude. Quand on n’a pas vraiment besoin de moi et cela arrive souvent, on me laisse en paix avec mes bouquins dans un coin du bureau.
Les usines du troisième Reich tournent à plein, les conditions de travail ne laissent probablement guère de place à la flânerie. C’est un peu différent à la Reichspost où le personnel est largement suffisant et travaille tranquillement.
Je me suis aperçu que nous payons notre forfait hébergement et nourriture moins cher que les ouvriers de Focke-Wulf. Cela m’intrigue et je vais consulter le père Noussé, qui me reçoit toujours et prend le temps de me renseigner quand j’ai besoin d’informations ; il est d’une franchise et d’une loyauté indiscutables.
Il me rappelle qu’il existe une Union Postale Universelle à laquelle l’Allemagne et la France sont adhérentes ; malgré la guerre ses dispositions restent en vigueur. Au regard de cette U. P. U. nous nous trouvons dans le cas, prévu, de postiers temporairement en exercice hors de leur pays qui comporte, pour le pays où ils se trouvent, certaines obligations.
L’une de celles-ci est de prendre en charge une partie des frais d’hébergement et de nourriture afin que les postiers étrangers n’aient à débourser qu’une somme ne dépassant pas 1 Mark par jour. La Reichspost paie la différence soit, dans notre cas 2 Marks.
Nos salaires sont bas et malgré ces conditions avantageuses personne, je crois, ne fera d’économies et n’enverra d’argent en France.
J’ai aussi une requête à transmettre de la part des camarades.
- Si notre statut est ici celui des postiers, ne devrions-nous pas, comme les postiers allemands être pourvus de vêtements de travail, du genre des tenues de facteur par exemple ? -
- Ah ... Peut-être bien. Vous manquez de vêtements de travail ? -
- Nous ne sommes pas trop bien pourvus ; en France ce n’est pas l’abondance actuellement. -
- Je vais voir cela. En attendant je peux vous donner une veste qui a déjà été portée mais est encore en fort bon état ; si elle n’est pas à votre taille allez voir, de ma part Fraülein ... (c’est "Le Négus"), de son métier elle est tailleur.
Cela m’ennuie un peu, c’est une sorte de faveur mais puis-je refuser un vêtement, même usagé, alors que je viens expliquer que nous en manquons ? Ce serait certainement fort mal venu et, en outre, je suis persuadé que la demande de mes camarades sera satisfaite.
Ma veste sera fort proprement retaillée et la semaine suivante nous sommes conduits dans une fabrique d’uniformes voisine afin que l’on prenne nos mesures.
Que va-t-on nous donner ? Nous verrons bien.
Ce sera des bleus de travail, c’est toujours cela de récupéré mais je ne comprends pas pourquoi on a pris nos mesures ; malgré nos efforts nous sommes obligés d’en renvoyer qui ne vont à personne. Ceux qui ne sont pas habillés retourneront se faire mesurer, cette fois-ci plus consciencieusement et tout le monde sera équipé.
J’ai profité de ma visite à Noussé pour rechercher, avec lui, la possibilité de trouver de meilleures conditions d’existence. Il ne nous échappe pas que les responsables du camp, probablement du directeur au cuisinier, " se sucrent " au passage sur nos rations ; si nous pouvions trouver un local pour nous et recevoir directement nos tickets d’alimentation nous vivrions bien mieux. Or, m’a dit Noussé, si nous trouvons un local adapté, la Reichspost ne peut pas s’opposer à notre déménagement et est tenue de nous fournir les armoires, les lits et les couvertures nécessaires ; à l’appui de ses dires il me montre la circulaire qui précise ces dispositions. C’est vraiment une surprise pour moi, nous avons des droits que nous pouvons essayer de faire valoir. Il faudrait trouver un local. Cela parait bien difficile, je demande pourtant aux camarades d’en parler autour d’eux, on ne sait jamais...
Au mois de septembre on nous change de baraque. Il arrive une nouvelle catégorie de " transplantés " : les Italiens que les Allemands ont fait prisonniers après l’arrestation de Mussolini et la prise de pouvoir par Badoglio ; en même temps on complète notre chambrée avec trois ouvriers de Focke Wulf ; l’un d’eux, Robert Valéri, un Parisien, est particulièrement sympathique.
En novembre les Allemands, lassés de Zéphirin et des arrêts de travail que le Docteur Nagel prescrit avec constance à Auguste, les renvoient à Francfort où ils sont maintenant affectés. Zéphirin qui prend tout son temps pour se préparer réussira à faire manquer le train qu’ils doivent prendre avec le postier qui est venu les chercher, c’est bien mais ce doit simplement être une habitude chez lui puisque, bien plus tard, il manquera le train du retour en France mais ceci est une autre histoire ...
Au camp nous sommes nourris, logés et blanchis ; nous remettons notre linge chaque semaine à la blanchisserie, ce sont des Ukrainiennes qui y sont employées et il doit y avoir, parmi elles, d’excellentes couturières ; lorsque nous donnons une chemise avec un col trop abîmé nous la retrouvons refaite à neuf avec une partie du pan, un jour je donnerai un caleçon dans un tel état que je prévois de couper dedans un ou deux mouchoirs mais quand il me revient pas question d’en faire des mouchoirs, il est parfaitement réparé. Ce sont aussi des Ukrainiennes, sous la direction d’une Allemande, Marianne, qui font régulièrement le ménage des baraques.
Elles passent pendant que les ouvriers sont au travail mais les postiers ont des heures de service irrégulières et il y a toujours quelqu’un dans la chambrée à cette heure-là, j’y suis souvent et aussi Richard, un postier de Belfort qui a décidé de ne plus se raser tant que la guerre durera, il a remarqué l’une des Ukrainiennes et il semble bien que la fille ne soit pas insensible au charme du barbu. Cela amuse Marianne qui a rapidement compris le jeu. Marianne, qui ne presse jamais sa petite troupe, est jeune, assez jolie et il m’est plutôt agréable de perfectionner mon allemand en sa compagnie, ce qui d’ailleurs ne semble pas non plus lui déplaire. Richard souhaite que je la retienne un peu afin qu’il aie le temps " pousser son avantage ". C’est une tâche aisée et je trouve facilement les arguments qui la font rester dans la chambrée plus longtemps qu’il est nécessaire ; elle serait suffisamment coopérative pour que Richard et la petite puissent passer quelques moments agréables mais le copain, au dernier moment se défile. Par contre Marianne ne me tiendra pas quitte ; il n’y a rien d’anormal à être récompensé pour avoir rendu service ...
Mes parents m’écrivent qu’à environ quatre-vingts kilomètres d’ici, à Fürstenberg, un commerçant de Quarré que je connais bien, Alexis Rousset, est prisonnier de guerre, je vais le voir avec Henri. Nous passons le dimanche ensemble, Alexis est heureux de pouvoir bavarder avec quelqu’un qui arrive de son village qu’il n’a pas revu depuis plus de trois ans.
Après quelques semaines notre vie ici trouve son rythme, nous nous entendons fort bien ensemble, nos conditions d’existence sont acceptables, moins mauvaises que nous aurions pu le craindre et j’aurai longtemps la nostalgie de l’atmosphère de camaraderie, de fraternité qui règne entre nous.
La vie au jour le jour
L’été quarante trois est beau, peu de pluie et une chaleur lourde à laquelle nous ne sommes pas habitués, c’est le climat continental ; nous nous en accommodons, nous allons souvent en groupe à la baignade proche de la ville, nous trouvons aussi un peu de fraîcheur à l’ombre des arbres des forêts environnantes.
En fin de journée il fait parfois bien chaud à l’intérieur de la baraque mais, dès la nuit tombée, la température baisse rapidement.
Le dimanche matin, mes solides chaussures cloutées aux pieds et le sac sur le dos je pars avec Henri dans la campagne à la quête de ravitaillement ; d’un bon pas nous allons d’une traite jusqu’à Reinswalde, un village à une dizaine de kilomètres de Sorau. Sur la place, près de l’église, un petite auberge est tenue par un couple âgé. Nous nous y arrêtons pour manger le " Stammgericht ", un repas sans tickets, composé uniquement de légumes qui commence invariablement par une salade de chou dans laquelle, en cherchant bien on trouve même quelques menus morceaux de lard, ce n’est pas très copieux, mais c’est bon.
Nous commençons notre quête dans le village et aux alentours immédiats, nous demandons quelques kilos de pommes de terre, on nous en refuse rarement ; un paysan de Reinswalde me répondra même, quand je lui aurai demandé de m’en vendre cinq kilos :
- Non je ne vous vends pas cinq kilos de patates mais cinquante kilos.-
- Nous ne pouvons pas emporter cinquante kilos à nous deux, chargés comme nous sommes déjà.-
- Aucune importance, vous les emporterez en plusieurs fois si vous voulez mais je ne vous en vends cinquante kilos.-
Affaire conclue et le dimanche suivant Céleste et Pomel partent avec nous et rentrent directement avec une charge de vingt-cinq kilos chacun. Ils sont partis de Sorau en chantant allègrement, un peu moins allègrement en arrivant à Reinswalde et plus du tout en revenant au camp. Nous les avons retrouvés allongés sur leur lit, récupérant péniblement mais les pommes de terre étaient là.
Je ne fais pas directement de troc mais quand on accepte de nous vendre quelque chose je donne du chocolat aux enfants ou des cigarettes aux grands ce qui nous vaut parfois un peu de lait que nous n’aurions pas eu autrement et nous permet de nous constituer une sorte de réseau de " fournisseurs ". Les prix que l’on nous demande ne sont pas surfaits, nous payons tout au tarif normal. On ne nous éconduit jamais mais parfois nous sentons que nous ne sommes pas " persona grata ". En général les gens parlent volontiers avec nous et s’intéressent souvent à notre vie.
Les enfants, curieux comme ils sont tous, me posent de nombreuses questions, parfois fort pertinentes. J’aime bien les enfants, je prends toujours le temps de les écouter et de leur répondre. Parfois de longues explications sont nécessaires et je suis attentif à la réaction des parents mais généralement il me semblent qu’ils voient ce contact d’un assez bon œil.
Je serai fort surpris quand je rentrerai en France en mil neuf cent quarante cinq et que j’entendrai un enfant parler français pour la première fois depuis deux ans ; j’en avais perdu l’habitude.
A environ deux kilomètres de Reinswalde des maisons groupées forment un hameau assez peuplé. Lorsque nous arrivons à la première ferme, malgré que ce soit dimanche, nous sommes accueillis par le prisonnier de guerre français qui y travaille la semaine et qui, aujourd’hui, devrait normalement être dans le local qui leur est destiné dans le village. La fermière, veuve de guerre d’environ quarante ans et sa fille de dix-huit sont là ; le prisonnier nous invite à nous asseoir et, de son propre chef, apporte la miche de pain et le saucisson. Les deux femmes sont fort aimables avec nous et la nature des relations entre le prisonnier et la fermière saute aux yeux. Les habitants du village ne sont certainement pas naïfs pas plus que la fille qui est loin d’être sotte et, par ailleurs fort sympathique, tout cela se passe, apparemment sans heurt ; malgré l’hystérie d’Adolf la tolérance n’a pas disparu du sol allemand.
Nous nous y arrêterons tous les dimanches et quelques jours avant Noël la fermière nous invitera à venir passer avec eux la veillée du vingt-quatre décembre. J’ai beaucoup regretté que ce ne fut pas possible, nous ne pouvions, ni ne voulions abandonner nos camarades ce soir-là mais dans l’après-midi, j’ai emprunté une bicyclette à la poste pour venir chercher les gâteaux qu’elle avait préparés pour nous. Je suis arrivé alors que la fille n’était pas encore revenue du four banal du hameau et j’ai dû l’attendre ; elle est arrivée avec une pleine brouettée de gâteaux et ce que l’on m’a donné pour Henri et pour moi a largement suffi pour nous tous.
Un jour nous arrivons chez deux bons vieux qui semblent tout heureux quand je dis que nous sommes français : ils ont un fils soldat, actuellement sur le front de l’est mais qui est resté assez longtemps dans la région de Bordeaux ; la femme va chercher une bouteille de vin qu’il leur a rapportée lors d’une permission et nous explique, avec une émotion visible, qu’ils la conservent pour la boire quand il rentrera, la guerre finie. Bien sûr le gars en question faisait partie de l’armée qui occupe mon pays, j’ai pourtant pensé souvent à ces deux bons vieux qui attendaient le retour du fils qui, même s’il revenait vivant de la guerre, n’avait guère de chances de revoir son village qui allait devenir polonais en mil neuf cent quarante cinq.
Nous rentrons le sac à dos plein et souvent encore des musettes pendues aux épaules ; c’est parfois un peu fatiguant mais Henri et moi aimons bien ces longues marches et les rencontres que nous faisons.
Le temps passe et l’hiver est là, nous n’aurons pas froid dans notre baraque, on nous distribue tous les jours des briquettes de lignite pour le poêle de la chambrée, on ne nous en donne pas suffisamment mais le tas est au milieu du camp et on va se servir ; quand un Werkschutz (gardien) nous voit il nous fait vider notre seau et cela s’arrête là, il suffit d’attendre qu’il ait tourné les talons pour revenir.
La neige recouvre le camp et un dimanche matin nous décidons, Henri et moi de faire une sorte d’exhibition de lutte en slip entre les baraques ; on a d’abord recouvert les deux tables de couvertures, préparé de l’eau de Cologne pour nous frictionner quand ce sera fini ; des camarades sortent de la chambrée portant des serviettes, ils délimitent une sorte de ring avec quatre tabourets en faisant tout le bruit possible pour attirer l’attention des gars des autres baraques. Lorsque les fenêtres se garnissent de têtes nous sortons et commençons notre " match " ; ce n’est pas désagréable et c’est seulement aux pieds que nous avons froid, nous n’insistons pas et rentrons après quelques minutes.
Le vingt-quatre décembre est arrivé et nous fêtons Noël dans notre local du bâtiment postal ; nous avons fait des réserves, le menu est bon et copieux avec les gâteaux que j’ai ramenés de Reinswalde pour terminer. Cette nuit-là toute l’activité du bureau est arrêtée, il reste pourtant un vieux postier de garde, tout seul, là-haut dans la salle de tri. On ne peut pas le laisser ainsi alors que nous sommes en fête si près de lui. Nous allons le chercher pour qu’il finisse la soirée avec nous. Pomel a reçu de France des raisins à l’eau de vie, nous n’avons pas assez de verres et il les verse simplement dans une casserole avec une cuillère afin de nous les passer de l’un à l’autre en commençant bien sûr, puisque c’est notre invité, par le postier allemand ; il ne semble pas connaître cela et visiblement ne réalise pas bien que c’est de l’alcool fort, il en avale une bonne quantité, nous le laissons faire et attendons le résultat qui ne tarde pas : ses paroles s’embrouillent un peu puis il avise une armoire fermée dont nous ignorons le contenu ; il en a la clé et il en sort une carabine à fléchettes et une cible, à un moment il remarque le portrait d’Hitler, pointe la carabine dans sa direction puis lui montre le poing ; il est sympathique le gars. Ainsi se termine cette nuit de Noël mil neuf cent quarante trois.
Nous allons souvent dans le café avec le petit orchestre qui joue toujours les mêmes airs ; un soir, en déplaçant ma chaise, je heurte involontairement un soldat allemand à la table voisine, bien sûr je m’excuse : " verzeihung " (pardon) mais je m’entends répondre, avec un accent de titi parisien :
- Te fatigue pas, tu peux jacter français, j’entrave.
Pensant avoir affaire à un volontaire dans l’armée allemande, je lui demande, un peu sèchement :
- Tu es Français ?
- Fais pas cette tête là, je suis Schleu.
- Comment se fait-il alors que tu parles français ainsi :
- Mes parents ont émigré à Paris en trente-trois, j’étais môme et on m’a mis à l’école à Ménilmontant, les premiers jours j’étais incapable de sortir un mot, les mouflets m’appelaient "le boche" mais six mois après je jactais comme eux. Malheureusement les Schleus m’ont récupéré quand ils ont occupé la France, je suis arrivé à l’âge d’être soldat et voilà, c’est aussi simple que cela.
Un matin Céleste (alias André Bouyer facteur à Auxerre) vient me trouver avec une assez grosse écharde sous un ongle, je l’emmène chez le Docteur Nagel qui, après avoir un peu entaillé l’ongle, retire l’écharde, lui fait un pansement et prescrit trois jours d’arrêt de travail. Je suis persuadé que le chef du personnel trouvera ce congé disproportionné avec la blessure et que cela nous vaudra des ennuis mais je ne parviens pas à faire partager mon point de vue par le Docteur Nagel qui, lorsque j’insiste, me répond assez vertement : " c’est vous ou moi le médecin ? ".
Rentrés à la Poste nous allons déposer la feuille de maladie au bureau du personnel et je vois immédiatement à la tête de Tschenke que cela ne passera pas.
Après avoir appelé la Sécurité Sociale il m’envoie, avec Céleste, au contrôle médical. Dans la salle d’attente, à part nous deux, il n’y a visiblement que des Allemands ; je remarque un écriteau :
Cette salle est interdite aux Juifs
aux ressortissants des pays de l’Est et aux Polonais.
Ils doivent attendre dans le couloir.
Céleste ne parle pas un mot d’allemand, je lui traduis l’inscription et je le préviens que je vais, à haute voix, avoir l’air de la déchiffrer avant de quitter la salle.
- Si tu es d’accord aie l’air de comprendre ce que je dis et sors avec moi -
Il est d’accord, je me plante au milieu de la salle, je lis le texte à haute voix et j’ajoute :
Je ne suis ni juif, ni ressortissant d’un pays de l’Est, ni Polonais, pourtant je ne me sens pas du tout à mon aise dans cette salle, je n’y suis pas à ma place, je vais dans le couloir, je m’y sentirai mieux ; tout cela évidemment en allemand puisque c’est à eux que je le destine et nous sortons fièrement.
Le médecin contrôleur, bien sûr, ne confirme pas l’arrêt de travail ; le Docteur Nagel se fera rappeler à l’ordre et délivrera ensuite moins facilement les congés-maladie.
Nos conditions de vie vont s’améliorer
mais les ennuis commencent pour moi
Des Français qui travaillent dans des petites entreprises viennent parfois directement au bureau de douane retirer leurs colis ; un matin arrive un compatriote employé dans une usine de tissage, la firme Frenzel ; j’en profite pour lui demander s’il ne connaît pas un local libre.
- Vous êtes, me dis-tu treize ,
- Oui,
- Nous sommes une dizaine dans un local bien trop grand pour nous et il me semble très possible que Frenzel accepte de vous y loger, tu devrais aller le voir, il te recevra certainement, c’est quelqu’un de très accessible.
Je note les indications qu’il me donne : l’adresse, le numéro de téléphone afin de demander un rendez-vous.
- Si j’ai bien compris, me dit une jeune collègue allemande parlant un peu français, vous souhaitez rencontrer monsieur Frenzel pour lui demander de vous loger dans le local où sont déjà installés vos compatriotes qui travaillent chez lui ?
- Vous avez parfaitement compris, c’est bien cela -
- Je peux certainement vous aider, je suis sa fille ; si vous voulez je me charge de lui demander un rendez-vous et je vous donnerai réponse demain -
Le lendemain après-midi je suis dans le bureau de Herr Frenzel, c’est en effet un homme courtois et sa fille a bien préparé le terrain : il est d’accord pour nous loger mais il n’a pas suffisamment de lits, d’armoires et de paillasses ; je crois qu’il envisagerait assez facilement de s’en procurer à ses frais mais je le rassure, c’est l’affaire de la Poste, le prix qu’il demande pour l’hébergement est si bas que les affreux de la Direction ne peuvent que l’accepter ; avantage non négligeable : ce local est beaucoup plus proche de la poste que le Heinz Siebert Wohnlager.
Je n’informe pas la direction de la Poste de mes premières démarches, je crains de leur part des interventions qui feraient échouer le projet ; j’attendrai que l’affaire soit bien engagée et que j’aie besoin d’attestations de l’employeur pour le faire. Frommknecht et Tschenke sont toujours aussi minables, ils discutent parfois politique avec moi, cherchant à me convaincre de l’intérêt pour toute l’Europe et donc pour la France, de la victoire du national-socialisme, ils mettent souvent l’accent sur le contenu " social " du nazisme qui, disent-ils sans rire, ne permet pas l’exploitation des travailleurs par les capitalistes ; leurs arguments sont enfantins mais leurs théories sur ce qu’ils considèrent comme " les droits et les devoirs " des peuples prédestinés à commander sont parfois effrayantes. Je ne doute plus que l’effort qu’ils font pour essayer de me rallier à leurs vues ait pour but, à travers moi, d’amener les Français à œuvrer consciencieusement pour le profit du troisième Reich. Comme disent les Allemands : " wer das glaubt wird seelig " que l’on peut traduire assez exactement par : " t’as qu’à y croire " !
Alors que le père Noussé, que j’ai plusieurs fois sollicité, a toujours favorablement répondu à nos demandes chaque fois qu’il l’a pu, je prévois que Frommknecht me fera des difficultés, il est tellement stupide ; il aurait pourtant tout intérêt à m’aider à améliorer nos conditions de vie, il pourrait espérer que les Français, reconnaissants, mettent un peu plus d’ardeur au travail mais je m’attends à ce que, secondé par le chef du personnel, il fasse tout pour essayer d’empêcher notre déménagement qui, pourtant, ne le gène en rien. A vrai dire cette situation me convient, je ne souhaite nullement que mes camarades travaillent consciencieusement pour les nazis et encore moins être l’artisan, même involontaire, d’une sorte de collaboration. Ma position n’est pas toujours facile et je commence à penser que mon espèce de statut " d’homme de confiance " de fait ne tiendra pas longtemps si je ne change pas d’attitude et je n’en ai nullement l’intention. Je peux m’attendre à des sanctions, peut-être seulement un déplacement, peut-être autre chose, je verrai bien ; mon choix est fait.
Pour le moment je décide de continuer mes démarches par le plus important, le Wirtschaftsamt (bureau du ravitaillement) qui délivre les tickets d’alimentation.
Allons-y ! Le directeur, Herr Schnell, me reçoit immédiatement ; tiens ! il n’a pas le macaron nazi et j’ai la grande surprise de m’entendre répondre, en bon français, dès que je me suis présenté :
- Oh ! vous êtes Français, s’il vous plaît parlons votre langue, je n’ai guère l’occasion de le faire avec des Français et c’est un grand plaisir pour moi -
Cela commence plutôt bien, il m’explique qu’il est descendant de Lorrains qui sont restés sur place en mil huit cent soixante-dix et sont devenus Allemands ; les hasards de la vie ont amené la famille ici mais ils ont conservé l’habitude de parler français entre eux.
Ma demande ne doit pas poser de problème mais il faut la signature de l’employeur au bas d’une formule qu’il me remet et que je dois lui rapporter.
- On va voir ça, me dit Tschenke quand je la lui donne.
- Que voulez-vous voir ? c’est une attestation et ce qu’on vous demande d’attester est la situation réelle -
- C’est seulement Monsieur le Receveur qui peut signer cette attestation et il n’est pas là, revenez le voir demain après-midi. -
Le lendemain, dans la matinée, Schnell m’appelle au bureau de douane :
J’ai des choses importantes à vous dire et je préfère ne pas le faire au téléphone, même en français ; pouvez-vous passer me voir le plus tôt possible ?
- Dès cet après-midi vers quatorze heures, si cela vous convient.
- C’est parfait, ne faites, jusque là, aucune démarche concernant votre déménagement auprès de votre direction, au mieux essayez d’éviter de les rencontrer avant de venir me voir ; ne vous inquiétez surtout pas pour votre affaire, tout ira bien.
- Entendu.
- Eh bien, me dit Schnell quand j’arrive, votre Receveur Principal est un drôle de numéro ..
- C’est bien mon avis, qu’a-t-il fait encore ?
- Il m’a téléphoné pour me dire qu’il ne signerait pas la formule que vous lui avez remise, me demandant de vous expliquer que je ne pourrais pas vous délivrer de tickets si vous déménagez ; il m’a suggéré de me retrancher derrière une prétendue décision de ma hiérarchie. Je l’ai envoyé promener en lui faisant remarquer que votre dossier est parfaitement en règle et qu’il veuille bien vous remettre rapidement cette formule qu’il ne peut pas refuser de signer, vous pouvez aller la chercher, il vous la donnera. Je pense qu’il vaut mieux qu’il ne sache pas que je vous ai tout expliqué, cela n’améliorerait probablement pas votre situation par rapport à votre direction.
Il me précise encore :
- Si vous aviez des difficultés de quelque nature que ce soit n’hésitez pas à venir me trouver, je ferai toujours mon possible pour vous aider ; à Sorau, je "pèse" plus que votre receveur -.
Ce doit être vrai puisqu’ensuite tout a marché sans heurt, d’autant mieux que les problèmes d’intendance sont du ressort du père Noussé. Pourtant, même si receveur et chef du personnel ne se doutent pas que Schnell m’a mis au courant de leur démarche, ils ont dû céder et il y a des chances pour qu’ils me le fassent payer.
Première réaction de la Direction : on m’enlève du Zollamt et l’on m’affecte au bureau-gare où le travail est censé être plus pénible et où, surtout, il m’est moins facile d’avoir du temps libre ; cela me permettra pourtant de continuer mes démarches mais il faudra, pour cela, que parfois l’un ou l’autre de mes camarades, libre à ce moment-là, me remplace. Les chefs d’équipe, à l’exception d’un seul ne sont pas mal disposés à notre égard si bien que là aussi, à l’arrivée des wagons-poste peu chargés on me laissera tranquille devant mes bouquins
Tous les grands express qui viennent de l’est ont de plus en plus souvent du retard, nous verrons même, un soir, un de ces trains arriver à peu près à l’heure mais c’est celui de la veille ! Dans ces conditions la durée de l’arrêt n’est pas respectée et, dès que les services du chemin de fer ont terminé leur travail le chef de trafic lève son disque vert sans se soucier si la poste a fini. Malgré que les retards soient à peu près signalés il faut guetter l’arrivée des trains pour ne pas perdre de temps à quai, l’un des chefs de service a l’habitude de scruter l’horizon devant l’entrepôt et quand nous l’entendons crier " Zug ist da ", (le train est là), nous sortons vite avec les charrettes mais souvent la fumée qu’il avait remarquée dans le lointain ne se déplace pas : c’est celle de la cheminée de la maisonnette du garde-barrière qui se trouve au début d’une grande ligne droite précédant la gare.
Les employés du wagon-poste entassent les colis devant la porte et les balancent à grands coups de pied sur le quai pendant que nous jetons les nôtres à l’intérieur et souvent il nous faut aller récupérer ceux qu’ils ont continué à éparpiller tout au long du quai alors que le train roule déjà.
Nous disposons de deux sortes de chariots, des grands à quatre roues, solides et pratiquement indestructibles mais aussi des charrettes à deux roues dont les brancards sont plus fragiles ; il suffit de les faire buter contre un obstacle pour les casser alors, de temps en temps, on s’amuse à ce jeu. A la sortie de l’entrepôt, du côté gauche, le quai est en légère déclivité ; je tiens les brancards de la charrette, prêt à sortir et je remarque que la porte du wagon-poste est juste en face ; bonne occasion :
- On va la casser mais pour que ce soit un peu plus amusant on va ameuter tout le monde : dès que nous aurons pris de la vitesse criez à pleine voix comme si vous vouliez la freiner et laissez-là aller ; ne vous inquiétez pas pour moi, il y a de chaque côté de la porte du wagon une rampe verticale je la saisirai rapidement et je sauterai à l’intérieur -
Opération parfaitement réussie : la charrette n’est plus qu’un tas de planches disloquées ou brisées.
Le chef d’équipe se dirige vers moi et je m’attends évidemment à quelques reproches. Mais non, pas un mot de la charrette, il me félicite pour ma présence d’esprit et mes réflexes :
- Si vous n’aviez pas sauté si vite à l’intérieur du wagon vous auriez eu les deux jambes brisées, j’ai eu vraiment peur pour vous -
Que je sois sauf lui importe plus que l’état du matériel. Je crois que beaucoup de collègues allemands nous voient comme des postiers leur ressemblant et il ne leur vient pas à l’idée que, travailleurs déportés chez l’ennemi, nous puissions nous comporter autrement qu’ils le font et que nous puissions, par exemple casser volontairement le matériel. Je réalise seulement maintenant le risque que j’ai couru ... Ce n’est pas une opération à renouveler.
Il y a vraiment bien des différences dans cette société que j’essaie de comprendre : d’un côté deux nazis, Frommknecht et Tschenke qui me font toutes les difficultés possibles puis Noussé, nazi lui aussi mais qui m’aide autant qu’il peut et dont la sympathie ne se démentira jamais, Herr Schnell dont le soutien est efficace la fille Frenzel qui nous a aidés ; il reste de l’espoir, Adolf ne les a pas tous pourris !
Quelques semaines après qu’elle soit intervenue en notre faveur auprès de Frenzel, son père, sa fille arrive au travail les traits tirés, le visage fermé ; la cause n’en est pas difficile à deviner : son mari a laissé sa jeune vie quelque part à l’Est, ce que me confirmera une de ses collègues. Quelle tragique stupidité est la guerre !
Frommknecht a une idée lumineuse : puisqu’il ne semble pas facile de contrer Edmond, gagnons le à nous ; un après-midi il me fait appeler dans son beau bureau, où je ne suis jamais entré et m’indique un confortable fauteuil ; tout d’abord il me parle d’une question de service assez futile qui ne justifie pas l’intervention du Receveur Principal, je comprends vite que c’est un prétexte et j’attends la suite qui ne tarde pas : je devrais comprendre que la France a tout à gagner à la victoire du troisième Reich et que, la guerre finie, on aura besoin de gens comme moi connaissant les deux langues etc... etc... J’ai de l’influence sur les autres Français et je devrais m’en servir pour les amener à travailler avec plus de conscience et d’ardeur, ce qu’ils ne manqueront pas de faire quand ils auront compris où est leur intérêt et puis on me gratifiera de conditions de travail me laissant largement le temps de m’occuper d’eux et aussi de continuer à perfectionner ma connaissance de l’allemand. Je lui dis combien je trouve sa proposition intéressante et combien je suis navré de ne pas avoir, sur mes camarades, l’influence qu’il suppose ; ce ne serait pas honnête de ma part de prendre un engagement que je ne pourrais pas tenir, tout ce que je puis faire, "chaque fois que Monsieur le Receveur aura quelque chose à leur dire, c’est de le traduire aussi fidèlement que ma connaissance de l’allemand me le permet".
J’ai, peut-être bien scellé mon sort ce jour-là d’autant plus que Tschenke est revenu à la charge le lendemain. Avec Frommknecht cela m’avait amusé mais je n’avais plus envie de rire et j’ai rapidement interrompu son discours en lui disant que quelle que soit la valeur de ses arguments il me paraissait tout à fait inutile de perdre mon temps à les examiner, tout simplement parce qu’on ne lie pas son sort à celui d’un cadavre.
- Que voulez-vous dire ?
- Retournez-vous et regardez la carte des services postaux allemands qui vont, ou qui allaient de l’Atlantique jusqu’à l’Ukraine et la Biélorussie. Nous la connaissons bien cette carte puisque vous en avez remis une à chacun de nous ; quand je suis arrivé elle n’allait pas assez loin à l’est pour que l’on puisse y suivre les opérations militaires et aujourd’hui, un peu plus de six mois après, elle englobe un grand espace reconquis par les Soviétiques derrière la ligne de front, encore un peu de temps et le plan du Métro de Berlin suffira pour suivre les mouvements de ce qui restera de l’armée allemande !
- Après ce que je viens de dire vous pourriez décrocher le téléphone qui est sur votre bureau et me valoir de sérieux ennuis mais cela ne changerait rien au destin de l’Allemagne -.
Il n’a pas décroché le téléphone.
Avec l’aide de Noussé et de Schnell, au mois de février mil neuf cent quarante quatre les démarches pour notre déménagement sont terminées ; les meubles ainsi que les paillasses et les couvertures sont arrivés. L’entrée dans le nouveau local est prévue pour le premier mars ; un problème pratique reste encore à régler : comment allons-nous faire pour appliquer ce fameux accord qui prévoit que la nourriture et le logement ne nous coûtent pas plus de trente Marks par mois, le surplus étant à la charge de l’administration ? Très simplement, me dit le père Noussé, la Reichspost réglera le loyer du local et chacun de vous fera, chaque mois le compte de ses dépenses, nous déduirons trente Marks de la somme obtenue et nous vous paierons la différence, nous ne vous demanderons pas de justification, ce serait, sur le plan comptable, trop compliqué.
Le premier mars, comme prévu, c’est joyeusement que nous déménageons, on nous prête une carriole utilisée en gare pour transporter nos bagages, nous bourrons nos paillasses de belle paille fraîche sur laquelle nous dormirons beaucoup plus confortablement que sur la fibre de bois de Focke-Wulf. Fernand Moreau et moi savons que pour faire une paillasse il faut froisser la paille pour qu’elle fasse ressort avant de la mettre dans son enveloppe ; notre exemple n’est pas suivi par tous et certains de nos camarades qui ont soigneusement rangé les tiges côte à côte passeront une fort mauvaise nuit.
C’est une amélioration importante de nos conditions de vie : nous achetons, directement chez l’épicier ou le charcutier les différentes denrées auxquelles nous avons droit : beurre, marmelade, sucre, charcuterie etc... sans qu’un gérant de cantine ait prélevé sa part au passage, nous allons au restaurant qui n’est pas cher, midi et soir. Dans l’un d’eux il y a une serveuse, Christel, une jolie blonde qui prend l’habitude de nous rendre, en même temps que la monnaie, les tickets qu’on lui a remis pour notre repas. Nous allons, le soir, dans un autre restaurant manger des pommes de terre sautées qu’on prépare à l’oignon, tous nous les préférons à l’ail, pas de problème, on nous les fera à l’ail ; un soir arrive le mari de la patronne qui nous reconnaît : c’est le flic en chef du Heinz Siebert Wohnlager qui nous avait, en son temps gratifié d’une amende de cinq marks pour tapage nocturne ! La satisfaction est générale, nous vivons fort bien en compagnie des ouvriers de Frenzel. Un soir en rentrant de la gare je vois, à ma grande surprise, dans le dortoir un soldat de la Wehrmacht que je ne reconnais pas tout d’abord mais je le situe immédiatement quand je l’entends dire " merde, j’ai oublié ma tocante ", il a un copain parmi les gars de chez Frenzel qui lui fait peut-être un peu oublier le front de l’est qui l’attend à la fin de sa permission ...
Au début mil neuf cent quarante quatre de nouvelles dispositions sont prises concernant le courrier des étrangers à destination de leur pays d’origine : jusqu’ici nous pouvions écrire autant que nous voulions mais nous n’aurons, dorénavant, plus droit qu’à deux lettres par mois, cela ne me gêne guère, je n’écris qu’à mes parents et c’est à peu près le rythme de mon courrier ; on nous établit une carte avec des cases et nous ne pouvons plus poster le courrier directement ; les étrangers doivent se présenter au guichet où, en même temps que l’on prendra leur lettre on apposera le timbre à date dans une des cases ; un jour j’arrive au guichet, par l’intérieur évidemment, avec ma carte et une lettre, la postière prend ma lettre et, sans même que je le lui aie demandé, elle me rend ma carte sans la timbrer. Alors que je repars le chef de service, probablement aux aguets, m’arrête, me demande ma carte et constate l’absence du timbre à date ; dans son bureau il me fait quelques réflexions stupides sur le nécessaire respect du règlement, note quelque chose sur une feuille et me congédie. Je pense que la postière se fera rappeler à l’ordre et que cela s’arrêtera là ; c’est mesquin et idiot puisque des camarades travaillent au tri et peuvent facilement glisser des lettres au départ, dans les liasses. Je me trompe, j’entendrai encore parler de cette histoire, dans quelques semaines quand je ne serai déjà plus à Sorau. Ces mesquineries me paraissent typiques de la région ; je ne retrouverai nulle part ailleurs en Allemagne de comportement semblable au cours de mon séjour.
Vers la mi-avril j’ai reçu une lettre de la femme à Alexis Rousset qu’elle me demande de faire parvenir à son mari ; nous décidons, Henri et moi d’aller à Fürstenberg un dimanche. Depuis notre premier voyage les conditions de déplacement ont changé, il faut maintenant une autorisation de voyager délivrée par la police sur présentation d’une attestation de l’employeur qui précise que l’on est libre de toute obligation professionnelle pendant la période considérée, je vais donc demander à Tschenke cette attestation prouvant que nous sommes en congé du samedi midi au lundi matin ; en principe la police, sur présentation de cette pièce, délivre l’autorisation de voyager sans problème mais, là encore, la poste n’en est pas à un mensonge près : Tschenke prétend que la police ne permet pas qu’il délivre d’attestation sans son accord. J’insiste, sachant très bien que tout dépend de l’employeur, la police ne refusant que si elle a des raisons particulières de suspecter le demandeur, ce qui me paraît difficilement pouvoir être le cas.
Je suis, paraît-il mal informé, il me conseille d’aller moi-même voir l’inspecteur qui s’occupe de ces sortes de choses ; j’y vais, sachant fort bien ce qui m’attend : un appel téléphonique m’aura précédé, l’inspecteur n’est pas de la trempe de Schnell et me raconte n’importe quoi. Nous décidons de partir sans autorisation ; nous n’irons pas loin, peu de temps après le départ nous sommes " faits " dans le train par la police et débarqués à Guben où un Schupo de la Ville vient nous chercher en gare pour nous emmener au commissariat ; nous y allons à pied et, détail amusant, en traversant la ville le Schupo nous laisse visiblement marcher quelques mètres devant lui afin, probablement, que les passants ne remarquent pas trop ces deux chenapans qu’un flic emmène ; nous, ça nous est bien égal.
Au commissariat on nous fait vider nos poches et on nous enlève lacets, ceinture et cravate ; je proteste que ce que nous avons fait ne vaut certainement pas une incarcération (je n’en suis pas si sûr), c’est vrai me répond l’un d’eux, mais nous sommes samedi en fin d’après-midi et il n’y a plus d’inspecteur pour statuer sur votre cas avant lundi matin il faut donc bien que vous restiez jusque là et il ajoute en souriant : " nous n’avons pas de budget pour vous payer une chambre à l’hôtel mais ne vous inquiétez pas trop et, à part l’impossibilité d’aller visiter la ville, vous ne serez pas si mal ".
On nous met dans une petite cellule avec un seul lit et une paillasse supplémentaire par terre. C’est pas la joie, la porte, avec son petit œil rond dans une paroi lisse, se referme, un vasistas, haut placé, laisse parcimonieusement filtrer un peu de lumière, c’est tout ; nous nous asseyons sur le bord du lit : " si nous avions au moins une cigarette " mais on nous a tout enlevé ; oh ! je sens quelque chose de dur à l’intérieur de mon veston : on a oublié mon briquet dans la petite poche spéciale où je le mets toujours, nous baptisons "papier à cigarettes" le papier hygiénique qu’Henri a conservé et il ne nous reste plus qu’à curer nos fonds de poches pour y récupérer du tabac ... ça va déjà un peu mieux. Après la soupe du soir, pas trop mauvaise, les distractions étant rares où nous sommes, nous ne tardons pas à nous coucher et à dormir.
Le lendemain matin c’est le moment de la toilette, on apporte dans la cellule une espèce de trépied avec une cuvette et de l’eau mais nos objets de toilette sont dans la mallette que l’on nous a évidemment enlevée ; à ma demande le Schupo me répond :
- Je vais vous la chercher -
Il y a un paquet de tabac dans la mallette, je suppose que le flic va simplement nous donner notre savon et notre brosse à dents, ce ne sera pas facile de le récupérer.
C’est on ne peut plus simple : le Schupo nous apporte la mallette sans l’ouvrir et nous la laisse ; quand il la remporte le tabac est dans notre poche. Que faire d’autre que fumer dans ces circonstances ? Très rapidement la cellule peu aérée est pleine d’une épaisse fumée quand j’entends tourner la clé dans la serrure, que va-t-il se passer ? Rien, le Schupo, bien qu’il nous ait tout juste distingué à travers le brouillard, nous dit simplement : " je laisse la porte de votre cellule un moment ouverte pour que vous puissiez marcher un peu dans le couloir, je reviendrai dans une quinzaine de minutes ", enhardi, quand il revient, je lui demande s’il peut me procurer un journal.
Je ne peux pas m’absenter pour aller vous en acheter un mais je vous apporte le mien, je reviendrai le reprendre en quittant mon service -. Décidément il y a, dans l’Allemagne de Hitler, des flics bien singuliers.
Nous avons un repas, correct pour le lieu et l’époque, à midi et le soir ; après une seconde nuit, nous nous retrouvons le lundi matin devant un inspecteur tout aussi, il faut bien employer le terme qui convient, tout aussi courtois que les autres fonctionnaires auxquels nous avons eu à faire. Après mes explications il me demande :
- Vous êtes postiers, peut-être étiez-vous de service samedi ou hier ?
- Pas du tout nous étions libres de samedi midi à ce matin, ce qui nous laissait largement le temps d’aller voir notre camarade à Fürstenberg.
- Dans ce cas pourquoi n’avoir pas demandé une autorisation au lieu de partir sans papiers ?
Cette question me surprend un peu et je lui explique en détail mes démarches, la visite au commissariat de Sorau et le refus de la poste.
- C’est invraisemblable, la police ne refuse pas d’autorisation de voyager quand nous avons l’attestation de congé de l’employeur, sauf dans des cas particuliers, quand il y a abus par exemple, peut-être aviez-vous déjà obtenu plusieurs autorisations dans une période récente ?
- Nous n’en avons jamais obtenu, ni même demandé.
- Ils ont de curieuses méthodes à Sorau ...
La sentence, traditionnelle, tombe : cinq marks d’amende et on nous remet un laissez-passer en bonne forme pour prendre le train du retour. Nous récupérons nos biens et nous voilà sur le trottoir ; c’est une impression agréable, le soleil me semble plus brillant que d’habitude.
En début d’après-midi nous arrivons à la poste de Sorau, l’entrée la plus proche de la sortie de la gare est celle de la salle des paquets, c’est par là que nous passons et nous buttons, dès les premiers pas, sur le chef du personnel :
- D’où sortez-vous tous les deux ?
- De taule et c’est de votre faute.
- Que me racontez-vous là ?
A ce moment j’ai été saisi par une des très rares véritables colères de ma vie, plus rien n’existait que le besoin d’exprimer mon mépris pour cet individu, à aucun moment l’idée que je prenais un risque ne m’a effleuré, " mépris ", oui, c’était bien cela, je lui ai craché mon mépris au visage et c’est aussi une attitude qui ne m’est pas habituelle ; tout y a passé, ses mensonges, ses tromperies, ses manœuvres souterraines ; il n’a pas su, soit me faire taire, soit rompre devant moi, il a fait ce qu’il ne fallait pas faire : il m’a répliqué et essayé de se justifier ce qui a encore alimenté mon ressentiment.
Cette salle des paquets est une pièce carrée d’une douzaine de mètres de côté, la porte par laquelle nous étions arrivés est dans un angle, dans l’autre angle, en diagonale, un espace d’environ cinq mètres au carré, réservé au public qui y accède par une porte donnant sur la rue, est délimité par des tables basses comme on en voit dans les gares pour poser les colis ; quand j’ai commencé à me fâcher Tschenke était devant moi, tournant le dos à la salle, comment m’y suis-je pris ? Je ne saurais le dire, toujours est-il que pas à pas, phrase après phrase j’avançais sur lui qui reculait jusqu’à ce qu’il soit le dos à la table, cela aux yeux et aux oreilles du public qui se trouvait là et évidemment des employés allemands, employés qui avaient cessé le travail et dont certains s’étaient rassemblés près de nous et accompagnaient notre déplacement, de même que les Français prêts, les uns et les autres, à se mettre entre nous pour éviter l’affrontement physique qui était à craindre. Quand j’ai eu fini de dire ce que j’avais à dire Tschenke est parti sans un mot.
L’affrontement a bien été aussi violent que je le décris, mes souvenirs sont précis et ceux de Fernand et d’Henri les corroborent mais qu’ai-je dit exactement ? Je ne le sais plus. Ce n’était pas la première fois que je m’opposais à Tschenke et les rapports entre deux personnes qui s’affrontent pendant une longue période ne sont jamais simples et j’ai parfois eu l’impression que certains de mes arguments ne le laissaient pas indifférent. Tschenke était, presque toujours, le porte-parole du receveur principal qui était, pour employer la phraséologie du moment, le " Führer " de la Poste ; partageait-il toujours et totalement ses points de vue ? J’ai aussi pensé, déjà à l’époque, que mon attitude claire et sans concession avait souvent imposé une forme de respect. Lorsque les camarades ont retrouvé Tschenke à Eisenach, dans la ville conquise par les Américains il a demandé de mes nouvelles et aurait dit : " Edmond avait raison " ce qui laisserait à tout le moins supposer qu’il avait parfois réfléchi à ce que je lui disais et qu’il s’en souvenait.
La sanction tombe
Les jours suivants, personne, ni Tschenke, ni le receveur principal, ne m’a parlé de cette scène, aucun reproche, aucun commentaire mais il m’apparaissait évident que la situation ne pouvait pas continuer longtemps ainsi, même si Tschenke, qui n’avait pas eu le beau rôle, avait probablement plutôt minimisé qu’exagéré la violence de mon attitude.
Vers le vingt-cinq mars il me fait appeler ; lorsque je suis devant lui, d’une voix mal assurée, visiblement un peu inquiet de ce que pourra être ma réaction, il commence à m’expliquer que, dans un petit bureau, près de Francfort, à Reppen, on a besoin d’un employé supplémentaire et qu’on ne peut le prendre que parmi les étrangers de Sorau, qu’en plus je serai le seul Français là-bas et, qu’en conséquence, il lui paraît que la meilleure solution est d’envoyer celui qui parle allemand. Je le laisse aller jusqu’au bout de ses explications embarrassées avant d’exploser de nouveau :
- Je ne suis pas naïf et après ce qui s’est passé l’autre jour cette décision ne m’étonne pas mais j’aurais préféré que vous ayez eu le courage de me dire la vérité, c’était si simple et si compréhensible, plutôt que de sortir, de nouveau un tissus de mensonges tellement évidents.
A ce moment là Frommknecht, peut-être alerté par ma voix particulièrement sonore quand je n’énerve, arrive :
- Eh bien ! Vous voilà content, vous êtes débarrassé de moi et vous pourrez maintenant plus facilement manœuvrer les Français à votre gré.-
Il me reste trois jours de travail avant mon départ et je lui demande qu’il me les octroie en congé puisque, dis-je, il me paraît peu probable qu’on me remplace ici et qu’à partir de lundi il faudra bien se passer de moi. Rien à faire, il ne veut pas, mais les camarades se relaieront pour assurer mon service et on ne me reverra pas à la gare. Je ne partirai pourtant pas sans aller saluer le père Noussé qui me dira :
- Je suis désolé de vous voir partir, je ne suis pas d’accord avec cette décision et j’ai tout fait pour qu’elle soit rapportée mais je n’y suis pas parvenu.-
Cette prise de position aussi nette, si elle me surprend un peu, me fait chaud au cœur. Je pense pourtant qu’il a tort : si je restais cela leur poserait certainement pas mal de problèmes et peut-être aussi m’en tirerais-je ensuite bien plus mal qu’aujourd’hui.
Mon séjour à Sorau est terminé, que trouverai-je à Reppen ? Je verrai bien. J’ai au moins appris ici que l’on pouvait réagir malgré la férocité du régime et, par là, conserver sa dignité. C’est, pour moi, réjouissant et m’aidera à continuer à vivre cette période difficile. Il ne faut pas se dissimuler que j’ai certainement bénéficié de conditions particulières de par les traditions de l’administration à laquelle j’appartenais et surtout le souci de la conservation jalouse de son indépendance qui ne l’a pas habituée à admettre que des organismes extérieurs se mêlent de ses affaires, tout cela a probablement fait que la conséquence d’attitudes qui, ailleurs m’auraient valu la Gestapo, n’ait été que la sanction administrative par excellence : le déplacement.
REPPEN
Une autre vie
Le samedi premier avril mil neuf cent quarante quatre j’ai rendez-vous au bureau où un postier venant me récupérer m’attend. Il se présente : il est, à Reppen, le chef du personnel ; tiens ! on a mobilisé un cadre pour venir me chercher, c’est surprenant.
Les camarades ont bourré ma valise de victuailles mais je suis un peu étonné de ne pas en voir, au moins quelques-uns à l’entrée de la gare ; nous nous installons dans un compartiment et je reste debout près de la fenêtre regardant Sorau où je laisse tant de bons amis, des bons amis qui ont tous, à l’exception de deux (on ne peut plaire à tout le monde) quitté le travail et sont groupés à l’extrémité du quai pour me dire un dernier adieu.
Il a l’air sympathique, ce chef du personnel, manifestement ce n’est pas Tschenke. Pendant le voyage nous bavardons, très détendus, il me parle de Reppen : c’est une petite ville d’environ cinq mille habitants, située à l’intersection de deux grandes lignes mais nous ne sommes qu’à environ vingt kilomètres de Francfort et de son grand centre de tri qui arrose toute la région, nous ne sommes donc concernés que par le courrier du bureau de Reppen et des environs immédiats, rien de comparable à Sorau.
- Vous y aurez un travail beaucoup moins lourd -
Ce sera vrai, Je m’apercevrai vite que l’on n’avait nullement besoin de moi à Reppen ; on m’a déplacé pour m’envoyer dans un bureau où il n’y a pas d’autres étrangers parmi lesquels je risquerais de développer un climat préjudiciable à la bonne marche de l’Administration.
A la descente du train une voiture nous attend avec sa conductrice, une jeune postière blonde ; mon compagnon nous présente : " Hedwig Kuban " et me fait asseoir à côté d’elle qui, je le sens autant que je le remarque, m’observe à la dérobée.
Quelques semaines plus tard elle me dira :
- J’ai été très surprise quand je t’ai vu à la gare, tu n’étais pas du tout le genre d’individu auquel je m’attendais
- Comment cela, tu avais déjà entendu parler de moi ? -
- Tout le monde avait entendu parler de toi ici ; le receveur avait réuni le personnel et nous avait prévenus :
- Je dois vous mettre en garde, dans quelques jours nous allons recevoir un garçon difficile, une sorte de mauvais sujet venant de Sorau et que l’on ne supporte plus là-bas, méfiez-vous en, puis il s’est tourné vers les femmes en ajoutant : " il a vingt-quatre ans, que je n’en voie pas une tourner autour de lui, je ne le tolérerais pas " -
- C’est ahurissant un tel discours, il est fou -
- Oui mais imagine-toi ma stupéfaction quand je t’ai vu descendre du train, que le chef du personnel nous ayant présentés je me suis entendue saluer fort correctement en bon allemand. Ensuite, dans la voiture, je me suis rendu compte, à travers votre conversation, que vous sembliez avoir déjà noué de bonnes relations, il n’était donc pas étonnant que je te regarde avec autant d’attention en me disant " pour un mauvais sujet il est plutôt sympathique " -
- Au fait comment se fait-il que ce soit le chef du personnel qui soit venu me chercher et pas un simple postier comme d’habitude ?-
- Le receveur avait donné une telle image de toi qu’aucun postier n’a accepté d’aller chercher quelqu’un qu’on avait décrit comme une sorte de voyou et qui risquait de lui créer des ennuis en cours de route.-
Nous empruntons la longue avenue de la gare en direction du centre-ville. Après être passés devant un bâtiment imposant, la Poste, nous débouchons sur la place principale de Reppen que nous traversons en direction de Botschow puis à la sortie de la ville, sur la droite, une petite route nous conduit au camp d’hébergement peu éloigné.
Après m’avoir dit de venir au bureau dans la journée du lundi " mais prenez votre temps " Hedwig et le chef du personnel me laissent aux soins du chef de camp qui me conduit dans une chambrée ; quelques gars qui n’ont pas l’air très gais sont plus ou moins affalés sur la table d’une pièce mal éclairée :
- Salut, je m’appelle Jean Edmond, j’arrive de Sorau au sud de Francfort et je travaille à la poste, comment c’est ici ?
- On nous fout à peu près la paix au camp mais on bouffe mal. -
- Ah ... mais la campagne est toute proche, il y a des paysans et aussi des prisonniers de guerre qui y travaillent, on ne peut pas se débrouiller avec tout ça ?
- Comment tu voudrais qu’on fasse ? -
- Je ne sais pas encore au juste mais il y a certainement quelque chose à faire ; on verra. Au fait demain c’est dimanche alors je vous offrirai le petit déjeuner, au menu : chocolat au lait, biscottes, gâteaux et confitures, ce sera mon cadeau de bienvenue.
Je ne vois aucune raison de ne pas partager largement les réserves dont les camarades de Sorau m’ont abondamment pourvu, l’avenir ne me fait pas souci.
Le lendemain matin, au cours du petit déjeuner, fort apprécié, nous faisons plus ample connaissance, ils sont cinq, le plus jeune, André Latine est un belge de vingt-trois ans, le plus âgé, Georges un mécano parisien d’un peu plus de quarante ans ; nous formerons une bonne équipe qui s’entendra bien.
Hier soir la nuit tombait quand je suis arrivé, ce matin je découvre les lieux ; le camp, se composant de seulement quelques baraques, est situé sur le bord d’une route tranquille, à l’orée d’une forêt et entouré de prairies, ou plutôt de landes à l’herbe rase, un peu plus loin une plantation de jeunes sapins va jusqu’à la voie ferrée, suffisamment éloignée pour que les trains, assez nombreux puisque nous sommes sur la ligne Poznan, Varsovie, Smolensk, ne troublent pas notre sommeil, nous sommes encore près de la ville mais déjà en pleine campagne. Le long de la route sont implantées deux baraques à la suite l’une de l’autre, la première abrite le bureau du chef de camp et des réserves, la seconde est affectée au réfectoire et aux cuisines. Quatre baraques, deux par deux, sont perpendiculaires à la route, nous logeons dans l’une d’elles ; il y a quelques Polonais et des Tchèques qui ne sont pas toujours très chaleureux avec nous, ils n’ont probablement pas encore oublié Munich ... Des Soviétiques arrivent en mai, ils se fabriquent, avec les moyens du bord des balalaïkas et, le soir, ils dansent la cosaque et chantent des airs nostalgiques de leur pays. Le camp restera toutefois peu peuplé.
On me dira que dans ce camp, à un moment, des juifs ont été enfermés, on me montrera même un lieu où aurait été creusée une fosse commune pour enterrer les victimes des S.S. ; ces on-dit sont invérifiables, il est hors de question d’essayer un embryon d’enquête, les risques sont trop grands.
A midi la première visite au réfectoire n’est pas engageante, la nourriture est moins abondante et moins bonne qu’à Focke-Wulf mais nous arriverons à vivre un peu mieux ; j’y reviendrai.
Après déjeuner les camarades m’emmènent reconnaître les environs : on traverse la route et on s’engage, par un assez large sentier, dans la forêt ; j’aime bien les forêts, cela me rappelle un peu mon Morvan, il fait beau, le sentier nous mène jusqu’à un lac, le " Kreuzsee ", le lac de la Croix ; dans quelques semaines, lorsque l’eau sera un peu plus chaude nous irons souvent nous y baigner et boire une bière dans le petit troquet du bord de l’eau.
On est plutôt bien dans ce coin tranquille mais les copains avaient raison, " la bouffe ", c’est pas formidable.
Les postiers de Reppen.
Lundi matin me voilà en route pour le bureau de poste ; en marchant je me remémore que, dans le train, le chef du personnel m’a dit que je travaillerais dans un atelier, quel atelier ? Je ne sais pas, j’ai bien une formation de mécanicien auto mais je me suis bien gardé d’en parler, ils manquent d’ouvriers qualifiés et je n’ai pas du tout envie de leur en servir un sur un plateau !
Je vais d’abord au bureau du chef du personnel qui m’emmène chez le receveur, celui-ci, macaron nazi à la boutonnière est un bonhomme plutôt rondelet, il a l’air d’un bon bougre qui n’aurait pas inventé la poudre. L’accueil est courtois, ce n’est déjà plus le ton qu’il a employé pour me décrire au personnel du bureau avant mon arrivée ; ce sont des souhaits de bienvenue, l’assurance que l’on fera en sorte que mon séjour à Reppen se passe bien etc. Puis il m’emmène chez le chef du service dans lequel je serai employé, Herr Müller, c’est un peu le " père Noussé " de Reppen, une sorte de responsable du matériel, d’intendant si l’on veut et je m’apercevrai petit à petit que c’est le même genre d’homme, sympathique, chaleureux même, pourtant il porte, lui aussi, le macaron nazi. Me voilà parti, en sa compagnie vers " l’atelier " ; il me fait traverser les différents services et me présente au passage à tout le personnel, à un moment il me dit :
- Jean, votre prénom, n’est pas facile à prononcer pour un Allemand.
C’est vrai, les nasales, qui n’existent pas en allemand, sont presque, pour eux, imprononçables.
- Pas de problème, utilisez la forme germanique de mon prénom : Hans.
Je serai, pour tout le monde, Hans à Reppen comme je l’étais déjà pour quelques uns à Sorau.
En face des bâtiments des services postaux, de l’autre côté d’une cour assez vaste il y a un tout petit atelier, peut-être trois mètres sur cinq avec un établi dans le fond. L’outillage consiste en deux ou trois tournevis, deux marteaux, une clé à molette et quelques pinces, c’est à peu près tout ; là-dedans un homme âgé, Weidemann aux soins duquel on me laisse. Il me parait tout de suite être un brave grand père et je crois bien que, pour lui, je serai un peu le petit-fils qu’il regrette de n’avoir pas eu. Il semble que rien ne nous presse et nous prenons le temps de faire connaissance ; on avait dû le prévenir, lui aussi, et il ne s’était peut-être pas particulièrement réjoui à l’annonce de mon arrivée mais il était déjà probablement rassuré ; à sa prise de service il avait obligatoirement vu Hedwig et le chef du personnel qui avaient dû rectifier l’image que l’on avait donnée de moi. Je m’entendrai fort bien avec Weidemann, tout le temps où je serai là, d’autant plus qu’il ne tardera pas à me dire qu’il déteste Hitler et les nazis autant que moi.
Et le travail, en quoi consiste-t-il ?
Sortir une des trois camionnettes, vers huit heures du garage pour l’amener à quai, de temps en temps en laver une, donner éventuellement un coup de balayette à l’intérieur et réparer parfois une roue de vélo crevée.
J’ai constaté, sur l’emploi du temps que l’on m’a remis que je commence à six heures et demie ; que vais-je faire jusqu’à environ huit heures ? Rien ; à cette heure-là il n’y a personne au bureau et Weidemann suppose qu’il a bien fallu trouver à placer les cinquante deux heures de travail hebdomadaires légales. Nous avons chacun un trousseau de clés de l’atelier, du garage et d’un entrepôt, c’est-à-dire de tous les endroits où nous avons éventuellement à faire, le premier arrivé ouvrira ; huit heures moins cinq (pour que la camionnette soit à quai à temps) lui semble être une heure raisonnable pour commencer la journée !
Ce premier jour l’atelier sera très fréquenté, on viendra voir ce Français si différent de ce que l’on attendait. Ils n’ont, en effet, pas l’air pressés par le travail ici ; mon chef de service viendra aussi prendre la température, ils semblent tous assez braves. La sanction que l’on m’a infligée ne me parait guère sévère, l’atmosphère et les rapports avec les Allemands me semblent bien meilleurs qu’à Sorau, la première journée me laisse optimiste ...
Le mardi et le jeudi je suis de service à la gare entre dix-huit et dix neuf heures trente, je pars à pied et, au début de l’avenue, je m’entends héler par une voix féminine : " Hans " et je vois arriver à une fenêtre une jeune postière :
- Vous allez à la gare ?-
- Oui-
- Attendez-moi je suis aussi de service, on ira ensemble.-
C’est une jolie fille, le charme français opérerait-il ? Non ce n’est pas tout à fait cela puisqu’elle commence par me parler de ses amours difficiles avec un jeune Polonais, difficiles parce qu’un Polonais n’a pas le droit d’aller dans les lieux publics : cafés, cinémas etc ... et encore moins d’avoir des contacts avec une Allemande. C’est bien sympathique cette compagnie d’autant plus que je ne pense pas que, comme à Sorau, elle se fasse rappeler à l’ordre en arrivant avec moi au bureau-gare. Le travail ne risque pas de nous épuiser, quelques colis à passer d’un train à un autre plus le courrier que la voiture amène du bureau, ce n’est pas grand chose pour les quatre que nous sommes ; je n’ai remplacé personne, ils étaient trois avant que j’arrive et tout allait bien.
A la gare les équipes ne sont pas toujours composées de la même façon, nous sommes une douzaine de postiers qui " tournons " ; parmi eux il y a l’époux de la propriétaire d’un petit bar de la place du marché, un jour il me dit :
- J’ai réussi à obtenir du brasseur qui me sert un petit fût de bonne bière, il y en a seulement pour les amis alors, à la fin de ton service, passe donc au bar que je te fasse goûter cela. -
Ce sera l’unique verre de vraie bière que je boirai en deux ans d’Allemagne.
Le camp n’est pas très éloigné du bureau, pas autant que l’était, à Sorau, le Heinz Siebert Wohnlager, je suis bon marcheur mais le même parcours, quatre fois par jour, devient vite fastidieux, or la poste fournit les vélos qu’utilisent les facteurs, télégraphistes et releveurs de boîtes à lettres, je vais voir Müller et lui demande s’il n’en a pas un de disponible pour moi : pas de problème et je reviens au camp nanti d’une bicyclette et d’une pèlerine imperméable pour les jours de pluie.
Les journées trouvent leur rythme, je prends parfois quelque liberté avec les heures de travail, personne ne me dit rien mais je suis quand même le plus souvent à la poste, j’y suis bien avec le père Weidemann et ses copains, antinazis comme lui et qui viennent nous voir de temps en temps ; avec prudence nous discutons des événements, de la guerre dont l’issue ne fait pas plus de doute pour eux que pour moi, c’est réconfortant. Ayant mieux à faire il m’arrive de ne pas aller à la gare le mardi ou le jeudi soir, le lendemain matin survient le receveur qui rassemble les quelques mots de français qu’il connaît pour me dire " Monsieur Edmond, service hier, gare, pas venu ", rien qu’à le voir on a envie de se moquer de lui alors, prenant mon air le plus innocent je lui réponds :
- Vous vous trompez, je suis de service le mercredi et le jeudi
- Mais non c’est mardi et jeudi -
- Ah ! bon excusez-moi, je m’en souviendrai la semaine prochaine -
A la première occasion pourtant je recommence le même manège.
Il n’est, en réalité pas si mauvais : un jour je vais le trouver pour lui expliquer que je suis très mal nourri au camp, il me fait un discours sur les habitudes alimentaires des Français qu’il s’imagine habitués à une nourriture de gourmets, je le détrompe et lui explique qu’il ne faut pas confondre la nourriture servie dans les restaurants de luxe avec la table des gens modestes comme sont mes parents. Il ne répond rien mais va voir au camp ce qu’il en est ; il m’appelle le lendemain pour me dire qu’en effet nous sommes mal nourris mais qu’il n’a aucun pouvoir pour y changer quelque chose, toutefois il a la possibilité de me donner une carte de travailleur de force, à laquelle je n’ai évidemment pas droit. Je bénéficie d’un supplément de pain et de matière grasse que je prendrai sous forme de lard maigre fumé, fort bon d’ailleurs.
A Reppen il y a
des policiers bien singuliers
Un matin on m’apporte une convocation, signée Wiegand, d’avoir à me rendre au commissariat à quinze heures " pour affaire me concernant " ; je ne vois pas bien ce que je peux avoir fait pour être convoqué par les flics mais il faut y aller. On me conduit dans le bureau du lieutenant Wiegand qui me reçoit fort bien : comment vous sentez-vous à Reppen ? Le région vous plaît-elle ? etc ... etc ... puis il passe à l’objet de la convocation :
- A Sorau vous avez, parait-il, envoyé une lettre à vos parents, en France, sans exiger, comme le règlement vous y obligeait, que la guichetière appose le timbre à date sur votre carte -
- Eh ! oui, j’ai fait cela -
- Votre receveur a déposé une plainte, oh ! il en a le droit mais ils ont vraiment du temps à perdre là-bas ; quoiqu’il en soit mes collègues de Sorau sont bien obligés de la faire suivre, il faut aussi que je leur envoie le procès-verbal de votre interrogatoire ; on va essayer d’arranger cela au mieux, d’abord comment cela s’est-il passé exactement ?
Je fais confiance ou je fais pas confiance ? Ma réponse en dépendra, je fais confiance et je lui donne tous les détails sur l’événement en suggérant une forme de réponse.
- Non, je ne crois pas que c’est ainsi qu’il faut présenter les choses, il vaut mieux dire ... -
Il doit connaître mieux que moi le langage qui convient, je le laisse faire, je signe la déclaration et je n’en entendrai plus jamais parler. Ce jour-là je me suis fait un ami, nous le retrouverons.
Fin juin nous arrivent deux Parisiens : ce sont deux " casseurs " qui ne dissimulent pas qu’ils ont été " faits " par les Allemands à la sortie de la prison de la Santé à Paris où ils venaient de purger une peine pour un cambriolage ; lorsqu’ils parlent de leur " activité " ils le font de la même manière que n’importe quel professionnel parle de son métier ; leur philosophie me paraît aussi primaire que naïve mais ils sont plutôt sympathiques et leur habileté à subtiliser des tickets ou des choses consommables améliore encore l’ordinaire.
Ils sont ici depuis à peine trois semaines quand ils me disent qu’ils ont décidé de quitter l’Allemagne pour aller rejoindre, du côté de Prague les maquisards Tchèques :
- et comment comptez-vous faire ?-
- On prendra le rapide jusqu’à Breslau et de là le train Posen-Prague.
- Tout simplement et vous traverserez la frontière avec le train ?
- Ben oui ...
- et je suppose que, en arrivant à Prague vous demanderez à un employé de la gare : " où est-ce qu’on peut trouver les partisans " ?
- ça sera peut-être pas si simple que ça mais on se débrouillera ...
- et les contrôles à la frontière, comment y échapperez-vous ?
- on se débrouillera ...
- Savez-vous que les rapides sont très contrôlés, que la police est à bord et que vous n’avez aucune chance, sur un parcours aussi long, de leur échapper ?
- on se débrouillera ...
- regardez l’allure que vous avez avec votre béret basque et vos musettes, les grandes gares, comme Breslau, sont surveillées par des équipes de policiers qui vous repéreront vite ...
- on se débrouillera ...
Quoique je dise ils se débrouilleront.
- vous pouvez espérer faire à peu près cinquante kilomètres dans ces conditions mais en aucun cas arriver à Prague ; vous allez vous retrouver à Schwetig, le camp de représailles (les nazis disaient : camp de rééducation par le travail) près de Francfort où le régime est à peu près celui d’un camp de concentration.
- on passera ...
Il n’y a rien à faire pour les dissuader de partir, un matin ils prennent le train pour Grünberg où ils prévoient de prendre le rapide de Breslau.
Je rencontrais souvent Wiegand en ville et c’était, chaque fois, l’occasion de bavarder un peu ; quelques jours après leur départ je le vois dans la rue, venir dans ma direction :
- Des nouvelles de vos deux camarades qui se sont enfuis, ça vous intéresse ?
- bien sûr -
- je suis allé, avec un collègue, les chercher à Grünberg et maintenant il n’y a plus rien à faire pour eux, ils sont à Schwetig -
- c’est pas drôle mais cela ne me surprend pas -
- Vous étiez au courant de leur projet ?
- Evidemment -
- Et vous n’avez pas pu les empêcher de partir dans ces conditions ?
- Il n’y a rien eu à faire, ils étaient convaincus de venir à bout de toutes les difficultés ; je leur ai expliqué ce qui les attendait après l’échec de leur évasion qui ne pouvait réussir, rien ne les a fait réfléchir ; je leur avais prédit qu’il ne pouvaient espérer faire plus de cinquante kilomètres, je me suis un peu trompé, Grünberg est à soixante cinq -
- Qu’est-ce-qu’ils comptaient faire dans cette direction s’ils avaient réussi ?
- Rejoindre les partisans Tchèques ...
- Même s’ils étaient arrivés à Prague cela n’aurait probablement pas été aussi facile qu’ils l’imaginaient. C’est égal, tant de naïveté me déconcerte.
Nous n’entendrons plus jamais parler d’eux.
Quelques semaines après mon arrivée, à la suite d’un enchaînement de circonstances mon activité changera un peu : un jour, vers midi, à l’heure où la camionnette vient de rentrer de tournée je vois arriver dans la cour et se diriger vers l’atelier un soldat de la Wehrmacht, c’est mon prédécesseur, mécanicien de profession, me dit-on en me le présentant, qui est en permission ; pendant que nous parlons j’entends la conductrice de la voiture de la poste rurale qui vient de rentrer essayer, sans succès, de remettre en marche son véhicule pour le ramener au garage ; le moteur démarre bien mais cale brutalement après quelques secondes. On pousse la voiture devant l’atelier et le soldat me donne des conseils que j’écoute d’abord avec attention. Les véhicules utilisent le propane carburant, je n’y connaissais rien en arrivant mais il y a, dans l’atelier, une documentation assez complète, je suis curieux, je l’ai attentivement consultée et je sais déjà pas mal de choses sur le sujet. Carburation, c’est-à-dire alimentation propane me dit le bidasse, peut-être et je vérifie. Je crois pas dis-je " regardez encore c’est certainement cela " je vérifie plus avant et je suis affirmatif : " ce n’est pas l’alimentation propane " ; " mais si, vérifiez encore le mélangeur et l’arrivée de gaz ".
La patience n’est pas le trait dominant de mon caractère ; je suis de service jusqu’à treize heures, il est onze heures et demie et beaucoup de gens, y compris mon chef de service, sont venus dans la cour saluer leur collègue soldat pourtant je n’hésite pas un instant, posant les quelques outils que je tiens en main sur l’aile de la voiture, j’annonce simplement : je ne suis pas mécanicien, en conséquence je n’ai rien à voir avec une panne et je m’en vais ; je reviendrai comme d’habitude à quinze heures, puis me tournant vers le mécanicien-soldat : " cherchez plutôt du côté de l’allumage, voire de l’alimentation électrique ", " auf wiedersehen " ; on me laisse partir sans commentaire.
A mon retour la voiture a été rentrée au garage et Weidemann, qui n’est pas mécanicien et n’a même pas son permis de conduire, me dit qu’il " croit " qu’elle est réparée, je vais m’en assurer et je constate que rien n’a changé, à vrai dire cela devrait m’être indifférent qu’elle soit réparée ou non mais ma curiosité a été piquée d’autant que, dans cette panne que je pense avoir correctement diagnostiquée quelque chose me parait bizarre ; j’examine de nouveau avec soin le moteur et je demande à Weidemann qui m’a suivi au garage :
- Avons-nous les fiches techniques du véhicule ?-
- Certainement, Müller doit les avoir -
- Mais, me dit Müller, je croyais la camionnette réparée ?
- Non, elle est toujours dans le même état. -
- Voilà les fiches techniques, prenez-en soin et rapportez-les moi -
- Un instant -
Après avoir consulté la fiche concernant l’installation électrique, j’ai compris : la bobine d’allumage est branchée d’une façon très particulière et inconnue chez nous ; je sais tout de suite ce qu’il faut faire.
- Je crois que j’ai trouvé ce que je cherchais et que je n’en ai plus besoin, au cas où je me serais trompé, je reviendrai mais, pour le moment je vous les laisse. -
Je ne me suis pas trompé, la réparation est simple et rapide, quelques minutes après la voiture tourne correctement.
Le lendemain Müller vient me trouver :
- J’ai remarqué que lorsque vous manœuvrez les voitures dans la cour vous le faites fort bien, je suppose que vous avez, en France, votre permis de conduire et aussi des connaissances mécaniques ? -
- Oui -
- Voulez-vous passer le permis administratif afin de pouvoir au moins utiliser un véhicule lorsque vous devez aller chercher quelque chose en ville pour le service ?-
Si je restais fidèle à la règle que je me suis fixée je devrais refuser mais je suis tenté et j’accepte. J’obtiendrai ce fameux permis après un examen sérieux comprenant en plus des interrogations sur le code une épreuve de conduite en ville, mais aussi sur route ; en outre un inspecteur des services automobiles de la Poste viendra de Francfort me faire un cours sur le propane carburant. A vrai dire, tout cela ne les aidera pas beaucoup, nous n’avons presque pas d’outillage et lorsque, par deux fois, une panne un peu importante se produira c’est un mécanicien avec une camionnette-atelier qui viendra de Francfort et bientôt la pénurie de propane sera telle que les tournées seront faites en voiture à cheval et les véhicules ne seront plus utilisés que pour de petits parcours, du bureau à la gare par exemple et, même au début, mon permis ne servira qu’à des déplacements sans grande importance et ma qualification professionnelle à rien du tout. Malgré que je sois en surnombre on me donnera des temps de conduite, par exemple pour aller le soir à la gare mais l’équipe ne sera pas modifiée, le chauffeur ou la conductrice habituels seront également là mais en tant que passagers ; cela nous amuse un peu mais ne modifie pas le bon climat qui règne entre nous. Je n’aurai plus besoin, pour faire les courses en ville de prendre un curieux vélo à trois roues, une derrière et deux petites devant qui sont dirigées par le guidon mais montées selon le même principe qu’une direction de voiture et que surmonte un solide porte-bagages. Il faut, pour le piloter, se débarrasser des réflexes habituels à la conduite d’une bicyclette et nous ne sommes que trois à nous en tirer : Weidemann, Hedwig et moi ; parfois des collègues font des essais mais aucun ne parvient à l’utiliser et c’est l’occasion de franches rigolades.
Il y a trois conducteurs à la poste : un homme qui, comme tout le personnel masculin adulte a dépassé l’âge d’être mobilisable et deux femmes, Hedwig et Frau Bromont dont le mari est quelque part sur le front de l’est, je m’entends fort bien avec les trois mais Frau Bromont, une femme d’environ trente ans, est un peu particulière, elle est fort nerveuse et panique à la moindre difficulté.
Un jour en fin de matinée, à son retour de tournée, elle arrive dans l’atelier, toute excitée :
- Hans ! J’ai eu peur tout au long de la route pour rentrer, quoique je fasse la voiture allait de droite à gauche sur la chaussée, il y a quelque chose dans le volant, j’ai cru vingt fois que j’irais au fossé, quelle aventure !
- Calme-toi, je vais voir. -
Les boulons de fixation du boîtier de direction se sont desserrés et, en conséquence, les roues n’obéissent plus que très imparfaitement aux sollicitations du volant.
- Ne t’inquiètes pas, tu n’y es pour rien mais, par contre, je ne te félicite pas d’être rentrée ainsi au lieu de téléphoner pour qu’on aille te chercher ; tu as pris, non seulement le risque d’aller au fossé, mais aussi celui de blesser quelqu’un sur la route. -
- J’avais peur d’avoir cassé quelque chose et de me faire disputer. -
- Même si tu étais responsable du mauvais fonctionnement de la voiture il vaudrait mieux te faire disputer que de te retrouver à l’hôpital. Je crains fort que si Müller apprend cela il te réprimande sérieusement pour ton imprudence alors je crois que le mieux, puisqu’il me suffit de resserrer trois écrous pour que tout rentre dans l’ordre, c’est que cela reste entre nous et que tu n’en parles pas. -
- D’accord Hans, d’accord, tu as raison, je te remercie. -
Et la revoilà partie au bureau où elle n’a rien de plus pressé que de raconter son aventure, récit qui arrive jusqu’aux oreilles de Müller qui vient m’expliquer qu’il a dit aux conducteurs de tenir compte des indications que je peux être amené à leur donner et que je ne dois pas hésiter, quand j’en vois l’utilité, d’aller essayer un véhicule pour m’assurer de son état ; ce sera parfois l’occasion d’aller me promener quand je ne sais quoi faire d’autre ...
Les conductrices s’ennuient parfois,
seules dans leur voiture ...
Le receveur y remédie ...
Avant que la totalité des tournées pour desservir la poste rurale soit effectuée avec des chevaux on essayera des solutions hybrides : Hedwig mettra un vélo dans la caisse de la camionnette, je partirai avec elle et je la laisserai au point le plus éloigné avec sa bicyclette, elle fera tous les détours pour rentrer pendant que je prendrai la route directe. L’économie de carburant doit être bien mince mais cela nous permettra de faire mieux connaissance, nous prendrons même rendez-vous pour une partie de canotage sur un lac perdu au milieu de la forêt, nous sommes jeunes tous les deux, nous rangerons assez vite les rames et passerons le plus clair de l’après-midi et quelques autres dans les sous-bois ; le receveur a dû oublier qu’il ne voulait pas voir les filles de la poste " tourner autour de ce chenapan qui vient de Sorau ".
Il faut essayer d’améliorer un peu notre nourriture, la " fauche " est impossible et je ne le tenterai même pas, à la moindre anicroche les soupçons se porteraient immédiatement sur moi, c’est trop dangereux. Par contre nous ne manquerons pas de pommes de terre que je n’aurai pas besoin de transporter à dos d’homme il me suffira d’en demander aux deux conductrices, Hedwig et Frau Bromont qui m’approvisionnent largement. Nos réserves s’épuisant, un matin je leur demande de m’en rapporter à l’occasion ; à midi elles reviennent avec vingt-cinq kilos chacune, pommes de terre gratuites évidemment mais " n’oubliez pas de ramener le sac vide ". Je pourrais facilement, en plusieurs fois, les emmener avec mon vélo équipé d’un solide porte-bagages mais dans l’après-midi il me vient l’idée amusante d’aller demander au receveur de me prêter une voiture pour aller au camp, il va refuser mais cela va me passer un moment et puis je vais bien trouver quelque idée qui me permettra de " le mettre en boîte ".
J’arrive dans son bureau et à ma demande et je suis vraiment ahuri de m’entendre répondre :
- Une camionnette ? Voyons, à cette heure-ci, je crois, il y en a une au garage dont on n’a pas besoin avant ce soir ?
- Oui. -
- Prenez-la et emmenez vos pommes-de-terre ; sur le carnet de bord indiquez simplement : " parcours d’essai ". -
La voiture, une des rares qui circulent à Reppen, porte évidemment, bien visible sur chaque côté, la mention " Reichspost " accompagnée de l’inévitable aigle à croix gammée ; la secrétaire du receveur me racontera que le chef de camp a appelé au téléphone dés mon arrivée, elle a seulement entendu le patron répondre :
- Ne vous inquiétez pas je l’ai autorisé à se servir de la camionnette.
- ...... -
- Les sacs sont à lui, ce sont des pommes de terre. -
Les semaines passent ici tranquilles mais à quelques centaines de kilomètres à l’est les troupes soviétiques avancent et atteignent la Vistule. Il m’arrive parfois d’écouter Londres chez un camarade français qui a trouvé une chambre chez l’habitant et a un poste de radio. Des émissions en français sont diffusées à l’intention des travailleurs en Allemagne ; nous les recevons fort bien, pratiquement sans brouillage. On nous dissuade, même si nous parvenions à nous procurer des armes, d’organiser des groupes armés qui, sans le soutien de la population ne pourraient que se faire exterminer sans profit pour personne. Les consignes sont : sabotage chaque fois que c’est possible et information de la population sur la situation réelle de l’Allemagne. Ces émissions ont aussi le mérite de nous informer clairement sur la situation militaire dont les moyens d’information allemands masquent la réalité. Depuis des mois les Soviétiques avancent avec une régularité d’horloge mais quand les Américains se décideront-ils à débarquer et à bousculer les nazis sur leur terrain ?
La réponse viendra un matin où Weideman me demande à mon arrivée :
- Sais-tu la nouvelle ?
- Quelle nouvelle ?
- Les Anglais et les Américains ont débarqué sur les côtes de la Manche ...
Nous sommes le six juin mil neuf cent quarante quatre.
- Tu es content ?
- Oui, bien sûr -
- En quelque sorte moi aussi, je pense que l’on ne pourra être débarrassé d’Hitler que si l’Allemagne est vaincue mais tu vas te trouver du bon côté alors que moi, même antinazi, je suis dans le camp des vaincus.
- Cela ne fera peut-être guère de différence. -
- Hum ! -
Au cours de la journée le débarquement est le grand sujet de conversation ; à la gare une collègue me dit :
- Je suppose que vos compatriotes vont nous aider à les rejeter à la mer ?
Je n’aime pas beaucoup mentir et je suis un peu embarrassé mais le postier-cabaretier me tire d’affaire : als du baby warst, hat man dich wohl zu heiß gebadet ! ce qui signifie : quand tu étais bébé on t’a certainement baignée dans une eau trop chaude et peut se traduire par " tu es tombée sur la tête ma fille ".
Je n’ai rien à ajouter.
La lande, proche du camp sert parfois de terrain d’atterrissage pour de petits avions de tourisme transportant des porteurs de serviette qui se rendent dans les usines voisines. Le front se rapprochant elle commence aussi à être utilisée comme terrain d’exercice pour les troupes : à plat-ventre ! debout ! Quand je serai à Berlin, sous les bombardements j’y repenserai, je ne me suis pas exercé mais je serai encore plus rapide qu’eux.
Plus loin il y a des prairies, des champs cultivés et en bordure de l’un d’eux des cerisiers garnis de fruits bien rouges ; un jour nous décidons d’aller y goûter, nous sommes grimpés dans les branches quand le paysan que nous n’avons pas vu arriver sur le chemin est au pied des arbres, que va-t-il dire ?
- Ah ! vous aimez les cerises, mangez-en autant que vous voulez mais veillez à ne pas abîmer les arbres, les branches de cerisier sont fragiles –
Nous avons, en général, de bons rapports avec la population. il est vrai que la ville ne compte pas beaucoup d’étrangers qui, en outre, ne sont que quelques-uns dans des entreprises peu nombreuses et de faible taille. Les Allemands et les Français se côtoient sans problème depuis plusieurs années et se connaissent presque tous.
J’aurai d’ailleurs quelques occasions d’aller dans des foyers, le chef du personnel me demande de venir l’aider un samedi après-midi pour ranger du bois et je dînerai ensuite avec eux ; une collègue voudrait que je vienne réparer son poste de radio, je la préviens que je ne possède guère de matériel pour diagnostiquer et éventuellement réparer une panne : " venez toujours voir et si vous ne pouvez rien faire tant pis ", la panne est facile à réparer et je mangerai le soir avec elle et son mari.
Il nous est arrivé un nouveau compagnon, un belge de Liège plus très jeune et parlant aussi correctement l’allemand que le français. Se rendant compte que j’étudie sérieusement l’allemand il me fera travailler ma diction et je lui dois, en grande partie, ma prononciation, parait-il assez bonne. J’en ai récité des vers de Goethe, de Schiller et de quelques autres ! Je n’ai pas, non plus échappé aux poètes français, particulièrement François Coppée pour lequel il avait une prédilection, ah ! La Grève des Forgerons quelle sonorité ! et le "lourd marteau d’enclume" qui n’était pas pour moi une abstraction ; je l’avais manié chez le forgeron de mon village. Ce belge, dont j’ai oublié le nom, avait une mémoire extraordinaire ; nous n’avions aucun livre et tout ce qu’il me faisait réciter était tiré de ses souvenirs littéraires
La plupart de mes camarades de chambrée (les seuls Français du camp) travaillent dans une petite usine qui fabrique de l’équipement radio pour les avions, les chars etc ... C’est une entreprise qui a été évacuée de Berlin. Georges, le plus âgé, a conservé des relations dans la capitale où il va parfois, il me propose de m’emmener avec lui à la première occasion, on peut me loger et me nourrir sans problème là-bas. J’accepte avec empressement, je suis curieux de voir d’un peu plus près cette ville que je n’ai fait qu’entrevoir à travers les fenêtres du S Bahn ; le receveur me délivre sans difficulté l’attestation exigée quand je la lui demande et Wiegand y appose le cachet de la police en me souhaitant " bon voyage ".
A Berlin je ferai l’expérience de mon premier bombardement aérien, l’ambiance qui règne dans les caves-abri est assez surprenante : ce sont manifestement des lieux de rencontre, on parle, on s’intéresse les uns aux autres malgré le grondement étouffé de l’explosion des bombes. L’alerte terminée nous finirons la soirée dans un de ces fameux " Kabarett " dont l’atmosphère doit avoir un peu changé depuis les années vingt, je n’en conserverai pas un souvenir impérissable ...
Je rencontre souvent des prisonniers de guerre français qui ne sont jamais pressés de rentrer au commando, leur journée terminée ; l’un d’eux me dit :
- Il y a dans un village, à cinq kilomètres environ de Reppen, un prisonnier morvandiau ; je ne me souvenais plus du nom exact de ton pays mais quand j’ai parlé de quelque chose " les tombes " il a compris tout de suite, il est de Gouloux et s’appelle Sacquet. -
- Je connais bien Gouloux qui n’est pas loin de Quarré les Tombes, j’y suis souvent passé à bicyclette mais je n’y connais personne. -
- Lui non plus ne te connaît pas mais il serait heureux de te voir et t’invite à aller déjeuner avec lui un dimanche. -
Le dimanche suivant je pars à bicyclette pour le petit village où " mon pays " m’attend ; je trouve facilement le local où sont logés les prisonniers, à peine une dizaine, qui sont occupés dans les fermes des environs.
Le gardien qui, normalement, devrait m’en interdire l’entrée n’y songe pas le moins du monde et Sacquet m’accueille ; nous ne nous connaissons pas mais nous sommes heureux de parler ensemble de notre région ; je lui raconte que j’ai rencontré Alexis Rousset qu’il connaît fort bien puisqu’il s’approvisionnait auprès de lui en vêtements au cours des tournées que ce dernier effectuait dans les communes des environs de Quarré et la journée se passe à parler du pays.
Apparemment on vit assez bien dans les campagnes des environs de Reppen et le repas est copieux et fort bon. je rentre le soir très content de ma journée et nanti de quelques provisions que m’a remises Sacquet.
Tous les chefs de camp n’aboient pas ...
Le camp est trop petit pour qu’il y ait une équipe de gardiens, le chef de camp est l’unique responsable de la discipline, je n’ai d’ailleurs pas souvenir qu’il ait eu à intervenir ; par contre un Polonais de la cuisine qui n’est investi d’aucune autorité nous prend parfois à partie quand on a fait quelque chose qui ne lui plaît pas, on l’envoie tout simplement promener. Nous sommes en été et n’avons pas de distribution de briquettes alors que nous en avons besoin pour faire cuire nos pommes de terre et d’autres choses que nous pouvons nous procurer, parfois du gibier, produit de braconnage, par exemple, le stock de charbon est près des fenêtres du bureau du chef de camp, quand nous en avons besoin je vais en chercher sans que jamais on m’ait empêché d’en prendre mais un jour le Polonais me voit et crie très fort de la porte de la cuisine en me traitant de voleur, je lui réponds par une bordée d’injures après lui avoir fait remarquer que, prisonnier comme moi dans ce pays, c’est un beau salaud d’hurler ainsi au risque d’ameuter le chef de camp. Tout cela en allemand puisque c’est la seule langue qui nous soit commune ; le chef de camp est dans son bureau et ne peut pas ne pas avoir entendu, il ne bouge pas et je repars avec mon seau de briquettes.
Il est brave, ce chef de camp, d’ailleurs nous le voyons souvent : il distribue parfois lui-même le tabac, le saucisson, le pain etc. En ces belles soirées d’été la porte de son bureau est souvent ouverte et je vais parfois lui faire une visite, discuter avec lui pour passer le temps. Quand nous n’avons plus rien à fumer mes visites sont intéressées car il ne me laissera jamais repartir sans m’avoir cédé un paquet de cinquante grammes de tabac autrichien " mais surtout n’en dites rien à vos camarades " ; les camarades qui m’attendent avec impatience la feuille de papier à cigarette à la main.
Hedwig, mère célibataire, vient parfois à la poste avec sa fille de cinq ans, une blondinette aussi mignonne que bavarde, je l’aime bien la petite et elle semble se plaire en ma compagnie. Ils ne sont pas tous aussi sympathiques dans la famille, un jour elle me présente son frère, en uniforme de S.A., nous nous tendons la main, il n’est guère possible de faire autrement mais l’hostilité réciproque est visible.
" Si mon frère apprenait la nature de nos relations je crois bien qu’il m’étranglerait " me dit Hedwig quand je la revois, est-ce la cause de la fin de notre aventure ? Peut-être, toujours est-il que lentement l’indifférence s’installe et quand Hedwig me dit : " je crois qu’il vaut mieux que... " je lui réponds simplement : " tu as probablement raison ".
Toutes les deux ou trois semaines, le lundi, il faut aller à Francfort, à la direction régionale pour se réapprovisionner en propane, le père Weidemann m’accompagne toujours mais souvent viennent aussi des chefs de service, ou parfois des fournisseurs de la Poste pour régler différents problèmes ; un lundi c’est le receveur que je dois emmener :
- Mais, Edmond, en France on roule à gauche ? -
- Non, on roule à droite comme en Allemagne -
- Mais, les panneaux sont différents des nôtres ? -
- Non, à part quelques détails sans importance -
- Vous n’avez pas de problème pour lire les indications routières en allemand ? -
- Vous plaisantez, je pense -
Il n’est pas tout à fait rassuré, c’est évident, de monter dans la voiture que je conduis alors, ma patience épuisée, je lui dis :
- Je suis titulaire du permis de conduire allemand qui m’a été délivré par un examinateur de L’administration des Postes après une sérieuse épreuve de conduite et une interrogation qui m’a semblé assez approfondie sur le code de la route en vigueur dans votre pays ; si cela ne suffit pas pour vous tranquilliser, un train part de Reppen pour Francfort dans moins de vingt minutes, vous avez encore le temps de le prendre ; à Francfort la Direction Régionale est assez proche de la gare pour que vous n’ayez pas de problème, décidez-vous ...
Avec une sorte de grognement il s’installe à côté de moi et ne me fera aucune réflexion durant le trajet ; il ne faudra pas que je sois trop surpris quand je me rendrai compte, un peu plus tard, qu’il n’a guère porté d’appréciations flatteuses dans le rapport qu’il a fait sur mon comportement à Reppen.
Il n’y a pas à Reppen comme à Sorau de café avec de la musique et quand nous descendons en ville nous en sommes réduits à boire notre bière en bavardant et en tirant sur notre pipe ou notre cigarette. Au moment où la France est le théâtre de combats nous attendons les informations de vingt et une heures et j’essaie de " décrypter " les communiqués allemands pour tenter de savoir réellement ce qui se passe dans notre pays.
Nous allons souvent, après le travail, au Kreuzsee, j’ai réussi à remuer un peu les jeunes de la chambrée, nous avons pris l’habitude de faire un peu de course à pied autour du lac, un peu de natation ; parfois j’emporte mon banjo et je fais de la musique au petit café, proche du lac où nous allons boire une bière ; il me semble que cela ne déplaît pas aux quelques consommateurs qui sont là.
De temps en temps le dimanche des Berlinoises viennent nous voir, plus exactement une fille, qu’il a connue à Berlin vient voir André, c’est une Française, fille d’un émigré Russe, Golovine, et d’une Parisienne ; les parents ont probablement été volontaires pour le travail en Allemagne, la fille a suivi et la famille s’est installée à Berlin. Sa mère l’accompagne souvent, les deux femmes sont plutôt sympathiques ; leur compagnie est agréable.
Depuis le débarquement le courrier de France ne nous parvient plus mais je n’en souffre pas trop, je n’ai pas d’inquiétude particulière pour ma famille et le Morvan, hors des grandes voies de communication, ne me semble guère pouvoir devenir un lieu de combats. Ici, à Reppen, la vie est tranquille, la guerre est fort peu présente, pas même une alerte aérienne ; seul Français à la Poste je n’ai plus tous les problèmes que j’avais à Sorau et je crois bien que je recommence à me bercer des mêmes illusions qu’à Quarré : la guerre va se terminer bientôt, il n’y a qu’à attendre ! Il m’arrive pourtant de penser que les Soviétiques avancent rapidement et que nous sommes directement sur la route de Berlin mais il peut se passer tant de choses avant que le front soit ici, le risque est encore lointain ...
A Reppen il y a aussi des gardiens de prisonniers
bien singuliers
Je ne travaille guère mais j’ai quand même réussi à me blesser à la main gauche et cela s’infecte ; le lundi dix-sept juillet je vais consulter le médecin. Dans la salle d’attente il y a sept ou huit personnes quand j’y arrive, cela ne va pas très vite, le praticien n’est pas trop débordé et prend le temps d’examiner ses patients.
Arrive un prisonnier soviétique accompagné d’un gardien, un soldat de la Wehrmacht plus très jeune, à l’uniforme un peu rapiécé qui pose son fusil entre leurs deux chaises ; le Soviétique parle couramment allemand et les deux bavardent allègrement ensemble, puis :
"Il s’en faut encore d’un bon moment avant que ce soit ton tour, j’ai certainement le temps d’aller faire une course ", dit le gardien qui se lève et part sans s’encombrer de son arme, traverse la salle d’attente et arrivé près de la porte, se retourne vers le Russe :
- Si on t’appelle avant que je revienne passe ton tour pour m’attendre et ... fais bien attention à mon fusil ! -
Je laisse deviner les rires qui ont salué ces instructions. Je sors de là avec un pansement à la main, un traitement et quelques jours d’arrêt de travail.
C’est bien que tu sois là, me dit André Latine quand il rentre du travail, j’ai rendez-vous au Kreuzsee avec Erika, une fille qui travaille avec moi, pour une partie de canot mais je sais qu’elle viendra avec Annie, une de ses camarades alors si tu peux venir cela m’arrangera ".
Je peux venir et puis je verrai à quoi ressemble cette Annie.
Nous retrouvons, en effet, les deux filles et nous louons une barque pour une promenade sur le lac ; ma foi Annie bof ! par contre Erika, une jolie blonde aux yeux bleus, m’attire nettement plus mais je suis loyal et je me montre fort courtois avec Annie laissant André " pousser son avantage ". Quelque chose ne va pas, cela se sent, il est visible qu’Erika ne répond pas avec enthousiasme aux avances d’André.
Nous en parlons sur le chemin du retour : André a parfaitement compris que ses chances sont bien minces auprès d’Erika et qu’Annie m’intéresse fort peu, il n’y a apparemment pas de suite à envisager.
Erika m’a beaucoup parlé de toi, me dit André le lendemain en rentrant du travail. Elle m’a posé beaucoup de questions à ton sujet, c’est sûr tu l’intéresses ; en plus elle m’a laissé entendre qu’elle aimait bien se promener, en fin d’après-midi, le long du lac, à mon avis si tu pars maintenant tu as beaucoup de chances de la retrouver.
Sans attendre je vole en direction du lac où je retrouve Erika qui, manifestement n’est pas surprise de me voir. Elle a vingt et un ans, est de Berlin mais comme une partie du personnel de l’usine, a dû suivre l’entreprise évacuée ; son père est mort alors qu’elle avait treize ans, sa mère est remariée et vit dans un village du Warthegau (une partie annexée de la Pologne) avec son dernier enfant, un garçon de cinq ans en attendant la fin de la guerre et le retour de son mari mobilisé. Erika est fort mal vue des nazis de l’entreprise son père était communiste ; en 1933 à Berlin il a été parmi les derniers à manifester contre Hitler ce qui lui a valu de se retrouver en prison. Après sa mort les nazis, craignant probablement que les opinions politiques se transmettent par les gènes ont stérilisé sa fille. Tout cela a évidemment fait d’elle une rebelle si bien qu’elle vient de " purger " trois mois à Schwetig d’où elle a été libérée la semaine précédente. Elle s’inquiète des kilos qu’elle a perdus, elle a tort, elle est fort agréable à regarder et à prendre dans mes bras. C’est le début d’une histoire longue et un peu mouvementée.
Deux jours après c’est le vingt juillet, mon anniversaire mais aussi l’attentat manqué contre Hitler. Le vingt et un il y a une animation inhabituelle, des S.A. patrouillent en ville puis tout reprend son cours normal mais jusqu’à la fin de la guerre les S.A. devront se rendre à leur travail en uniforme et armés.
Puisque ici je n’ai aucune difficulté pour obtenir des autorisations de me déplacer je vais passer plusieurs week-end à Berlin avec Erika, je rencontre sa mère accompagnée de son dernier enfant, un garçonnet de sept ans, lors d’une visite qu’elle lui fera à Reppen ; je suis très surpris de la voir sortir de son sac un paquet de tabac et des feuilles et m’offrir une cigarette à rouler " si je sais le faire ", c’est déjà très rare qu’un Allemand roule ses cigarettes mais une femme, surtout une citadine, c’est tout à fait inattendu.
Une compagnie de S.S. arrive de France et prend quelques jours de repos à Reppen avant d’aller se mesurer aux Soviétiques ; c’est peut-être l’occasion d’avoir des nouvelles fraîches de mon pays. Ils me parleront surtout de la lutte contre les " terroristes " qui semble avoir été leur principale occupation, des exécutions parfois massives de ces gens qu’ils me décrivent comme des bandits de grands chemins, c’est, bien sûr des maquisards qu’ils parlent. L’un d’eux, particulièrement expansif, me raconte qu’un hiver, dans un village russe, il s’est trouvé avec un camarade dans une isba où logeait un jeune couple, il ont mis le mari dehors et violé la femme ; le souvenir de l’homme, les pieds dans la neige, tambourinant dans la porte semble beaucoup l’amuser, tout cela est, pour lui, le comportement tout à fait normal d’un soldat en pays conquis.
C’est à frémir et il n’est pas question de manifester une quelconque réprobation qui pourrait coûter cher. Weidemann me dira que des gens de Reppen auraient été arrêtés pour avoir, devant des S.S., émis des doutes sur l’issue victorieuse de la guerre ; c’est une information, comme tant d’autres, invérifiable mais très crédible.
Le temps passe, à l’ouest les troupes alliées avancent, à l’est les Soviétiques se rapprochent des frontières de l’Allemagne ; je suis tout cela avec beaucoup d’attention soit en essayant de découvrir " entre les lignes " la vérité dans les communiqués allemands, soit, chaque fois que j’en ai l’occasion, en écoutant la radio anglaise. Un soir de septembre je reviens à la baraque après avoir écouté Londres ; après l’annonce de la libération de Nancy par les troupes alliées suivaient des instructions destinées aux prisonniers de guerre et travailleurs déportés français, toujours les mêmes : n’essayez pas de constituer des groupes armés qui ne pourraient que se faire anéantir mais tentez de faire prendre conscience à la population allemande de la situation militaire réelle qu’on lui cache soigneusement ". Je communique tout cela à mes camarades en rentrant.
Le lendemain Erika m’annonce qu’André Latine a été arrêté dans l’après-midi, à son avis à cause des déclarations qu’il a faites : " vous êtes foutus, les Alliés sont déjà en Lorraine, la radio anglaise a annoncé la prise de Nancy hier soir " ; quelle imprudence ! C’est une sale affaire, du ressort de la Gestapo qui ne badine pas avec ces sortes de choses ; André ne sera pas relâché, c’est certain.
Le soir, alors que je suis rentré au camp, Wiegand, sans se départir de son amabilité habituelle, viendra avec un des ses collègues fouiller, assez superficiellement, la chambrée et je ne reverrai pas André à Reppen.
Le temps reste très beau, nous passons, Erika et moi, les longues soirées dans la campagne de même que les dimanches quand nous ne sommes pas à Berlin et la guerre me paraît parfois bien loin...
Les tournées postales se font maintenant en voiture à cheval et la Wehrmacht réquisitionne deux des trois camionnettes du bureau. On me demande de faire une révision complète des deux véhicules avant de les livrer à l’armée ; je débloque quelques boulons que je pense judicieusement choisis pour qu’après un petit nombre de kilomètres des ennuis commencent...
FRANCFORT sur Oder
Une fois de plus on m’a viré... Vendredi le receveur de Reppen m’a fait appeler pour me dire, fort sérieusement, qu’il n’avait plus de travail pour moi et qu’il était obligé de me faire muter à Francfort. Quelle plaisanterie ! du travail pour moi il n’y en avait jamais eu à Reppen où l’on m’avait remisé et où on m’avait occupé comme on avait pu. Apparemment, ici aussi, on m’a assez vu.
" Lundi prochain vous prendrez le train de neuf heures et vous vous présenterez à la Direction Régionale où l’on vous attendra ".
Quoi ! Je vais partir seul alors qu’on accompagne toujours un étranger que l’on déplace ; je vais bien réussir à mobiliser un postier, j’ai droit à une escorte.
Non, rien à faire, il paraît que je suis capable de me diriger seul. Evidemment mais cela ne me satisfait pas, j’ai l’impression de ne plus tout à fait être le travailleur déporté dont on fait ce que l’on veut mais de participer de bon gré à la décision qui me concerne, en quelque sorte d’accepter et je n’aime pas cela.
Il faut en passer par là et ce lundi de septembre 1944 vers dix heures du matin, mon sac de camping, surmonté de mon banjo sur le dos, je descends la rue de la gare en direction de la Reichspost ; c’est un bâtiment de style gothique en briques rouges surmonté de clochetons et qui de loin évoque plutôt une église. En façade la plus grande partie du rez-de-chaussée est occupée par le bureau de poste, sur la gauche une belle porte en bois sculpté ouvre sur un escalier conduisant aux services administratifs du premier étage. Au service du personnel une charmante jeune femme me dirige vers un bureau derrière lequel est assis un postier en uniforme : petit, le nez chaussé de lunettes de myope à verres épais, le macaron nazi à la boutonnière, l’air borné, il n’a rien de sympathique le gars. En effet il m’attendait, il a déjà sur son bureau un dossier à mon nom qu’il inventorie ; apparemment content de lui il vient de découvrir quelque chose :
- Mais on n’a jamais renouvelé votre contrat d’un an alors que vous êtes ici depuis... voyons... quinze mois. -
Quelle idée saugrenue, renouveler un contrat que je n’ai jamais signé et que je ne signerai pas plus aujourd’hui mais il y tient, sans m’écouter il remplit une formule qu’il a tirée d’un tiroir ; je refuse de signer, il ne comprend pas : un Français qui lui résiste, qui n’est impressionné ni par son uniforme ni par sa croix gammée, il n’a jamais vu cela mais il trouve une explication pour tenter de sauver la face " je comprends, si la guerre se termine avant un an vous voulez pouvoir rentrer tout de suite sans être obligé d’attendre l’échéance d’un contrat ". Mais oui quand la guerre sera terminée c’est toi qui me donnera l’autorisation de rentrer en France...
Pas sympathique et pas malin, il l’est ce nabot mais, dès mon arrivée, je me suis fait un ennemi irréductible que je vais retrouver, comme chef de service, quelques semaines plus tard, de plus en plus haineux à mon égard.
Je dois commencer à travailler demain au bureau gare ; pour le moment j’arpente la Gubenerstrasse en direction de notre local d’hébergement où je dois me présenter au gardien. La rue se termine sur une petite place déserte, plantée de quelques arbres d’où part, en biais une impasse ; suivant les indications qu’on m’a données je m’y engage et pénètre par un large portail dans une longue cour, bornée par un mur à une extrémité et, à l’autre par la grande façade vitrée d’une ancienne salle de bal, contre le mur de la rue un petit bâtiment porte l’indication " büro " au-dessus d’un guichet vitré, je frappe et je vois s’approcher un postier, en uniforme de S.S. celui-là. Eh oui ! dans l’Allemagne de Hitler on voyait des choses bizarres, les postiers qui étaient préposés à la garde des locaux où logeaient les étrangers avaient été affublés d’uniformes S.S., que cela leur plaise ou non, pour nous impressionner peut-être mais, plus sûrement pour leur conférer des pouvoirs qu’ils n’eussent pas eu en tenue de facteur.
C’était mon premier contact avec le père Gunsch et ce ne fut pas d’une extrême cordialité :
- Ah ! vous êtes Jean Edmond ?
Oui, répondis-je, un peu surpris par cette apostrophe dont le ton ne laissait pas espérer qu’elle serait suivie du traditionnel " heureux de faire votre connaissance ".
- Je tiens à vous prévenir, vous ne ferez pas à Francfort ce que vous avez fait à Sorau et à Reppen, si vous ne vous tenez pas tranquille vous retrouverez vite à Schwetig, je vous le garantis !
Le camp de Schwetig, dont j’ai déjà parlé, était tristement célèbre, camp de rééducation par le travail, c’était son nom officiel mais tout le monde savait comment les nazis " rééduquaient " aussi le nommait-on " Straflager " camp de punition ; on y passait en général trois mois. La nourriture était insuffisante et infecte, le travail en général très dur et les coups pleuvaient facilement ; j’avais été fort bien renseigné par Erika.
Il en faut plus pour m’effrayer aussi est-ce très tranquillement que je lui réponds :
- Vous vous êtes fait une opinion erronée, dans mon dossier on a un peu exagéré des peccadilles, je suis plutôt calme et gentil et je suis sûr que nous nous entendrons bien. -
Cette réaction le surprend, visiblement ce n’est pas à cela qu’il s’attendait et il ne trouve rien à répondre. Les camarades, qui n’aiment pas Gunsch m’en font, au repas de midi, un portrait peu engageant ; en réalité, s’il pousse facilement un " coup de gueule " quand quelque chose ne va pas à sa façon il nous laisse en paix dans ce local que nous partageons avec une vingtaine de Tchèques employés sur les lignes téléphoniques, en outre nous ne l’avons pas toujours sur le dos : il arrive à huit heures et repart à dix-huit.
Je range mes affaires dans l’armoire qui m’a été attribuée en me demandant ce que j’ai bien pu faire à Reppen qui m’a valu la réflexion de Gunsch ; je ne vois pas tellement, bah ! peu importe.
Tout cela m’a mené jusqu’à midi et je prends la direction du réfectoire. Il est installé dans le bâtiment de la poste centrale et est commun aux Français et aux Allemands ; c’était rare et cette situation nous vaut une nourriture correcte. J’y retrouve des visages déjà connus : Zéphirin de Sens, Auguste (ce n’était pas son prénom mais son patronyme étant Comte...) d’Auxerre et un Nivernais qui avait fait le voyage de Dijon à Francfort dans le même convoi que l’équipe de l’Yonne.
Mon après-midi est libre et il fait beau ce jour-là, c’est le moment pour le flâneur que je suis de partir à la découverte de la ville que je connais mal. Francfort compte un peu moins de cent mille habitants ; mis à part l’hôtel de ville construit au quatorzième siècle, de style gothique flamboyant, il n’y a pas de monuments remarquables ; je découvre le centre-ville, intéressant avec ses vieilles rues, bordées de magasins venus d’un autre âge, à travers lesquelles je prends plaisir à flâner ; hélas, fin avril quarante cinq il n’en restera plus qu’un tas de briques et de gravats autour de l’Hôtel de Ville demeuré presque intact. Francfort est situé à environ soixante-quinze kilomètres de la frontière germano-polonaise de l’époque et me fait penser à Dijon, deux villes d’égale importance et, l’une et l’autre, portes ouvertes sur un autre monde : germanique à Dijon, slave à Francfort ; deux villes placées à un carrefour sur un itinéraire pratiqué par les hommes depuis des millénaires et qui ont été le lieu d’échanges commerciaux et humains intenses. Francfort, en allemand Frankfurt, signifie gué, passage, des Francs (Frankenfurt).
Je reviens au local en fin d’après-midi, c’est une grande salle, haute de plafond, meublée des habituels lits à deux étages flanqués chacun d’une armoire double, il reste un important espace libre avec des tables et des chaises ; dans un coin trône un énorme poêle en fonte pour lequel nous aurons en hiver tout le combustible nécessaire ; dans une pièce attenante sont installés les toilettes, les lavabos et les douches, en résumé des conditions d’hébergement plus confortables que la moyenne, en tout cas meilleures qu’à Reppen.
Les camarades reviennent, les uns après les autres, du travail ; Zéphirin (ce n’est pas un surnom), toujours coiffé de sa casquette de télégraphiste, arrive de son habituel pas traînant et me trace un portrait, pas très encourageant de la situation ici : " tu verras, c’est pas Sorau, les chefs sont sévères, il faut être à l’heure, ne pas répliquer... " Tiens ! lui aussi, " c’est pas Sorau ici "... on verra bien.
Mais Erika, comment vais-je la retrouver ? Je n’ai pas pu la prévenir de mon départ, elle était allée voir sa mère pour le week-end, nous devions nous revoir aujourd’hui, elle est débrouillarde, elle sait où rencontrer mes copains, elle me retrouvera, c’est sûr mais je n’aime pas attendre passivement ; je pourrais peut-être aller tout de suite à Reppen, il n’y a qu’environ trois quarts d’heure de train mais je n’ai pas les horaires en mémoire, allons toujours voir. Je monte la rue de la gare, tête baissée, absorbé dans mes pensées quand mon regard accroche deux souliers, tiens ! les mêmes que ceux d’Erika puis les jambes que je découvre ensuite ressemblent fort aux siennes, c’est bien elle.
A la sortie de Francfort, près de la route de Reppen il y a un mamelon boisé vers lequel nous nous dirigeons, c’est la fin d’une belle journée de fin d’été et nous restons dans ce coin tranquille jusqu’à la tombée de la nuit. Pour Erika aussi il y a du changement, elle vient d’être affectée à une usine de Fürstenwalde à mi-chemin entre Francfort et Berlin, pas plus que moi on ne la supporte longtemps quelque part... A Berlin l’appartement de ses parents est vide et à notre disposition, si je pouvais aller y passer les dimanches ce serait parfait mais je n’obtiendrai pas chaque semaine l’autorisation de m’y rendre ; il me faut étudier le problème et trouver une solution qui ne m’amène pas, presqu’à coup sûr à Schwetig.
A mon retour au local je fais la connaissance de trois autres Français : Bermejo, dont la famille est d’origine espagnole, Roger, un parisien et un Morvandiau d’Autun avec lequel je suis heureux de patoiser un peu. Le bilan de la journée que je fais avant de m’endormir est assez satisfaisant, j’ai retrouvé des amis de ma région, j’arrive précédé de la mauvaise réputation que m’ont faite les chefs pourris de Sorau, que je ressens d’ailleurs comme un éloge. A moi de m’y retrouver, ce sera intéressant, je ne m’ennuierai pas, j’ai aussi retrouvé Erika, la vie continue.
Le lendemain matin je pars avec les camarades ; dans la Gubenerstrasse, à gauche, un petit chemin, une " Gasse " grimpe en direction de la gare qui surplombe la ville, du hall part un long couloir qui permet d’accéder aux quais qui sont surélevés mais ce n ‘est pas notre chemin, une entrée séparée ouvre directement sur les salles de tri du rez-de-chaussée et au-dessus, au niveau des voies se trouvent les quais de chargement et les entrepôts.
On me remet, tout d’abord les clés : clés des ascenseurs des quais, clé des entrepôts, clé d’une petite porte qui donne, de l’extérieur, directement accès aux bâtiments ; c’est un trousseau assez lourd et je suis un peu surpris de me voir nanti de toutes ces possibilités d’accès qui, à part la clé des ascenseurs, ne me serviront pas pour le service mais ce doit être le règlement... En dehors du service elles me seront parfois bien utiles.
On m’affecte au tri des paquets, à l’époque déjà, les Allemands avaient mis en place un système de code postal rudimentaire ; le pays était divisé en une vingtaine de zones numérotées et cela facilitait grandement le routage du courrier ; Zéphirin s’improvise mon mentor :
- C’est simple, tu regardes le numéro et tu portes le paquet dans le casier correspondant.
- Tu veux dire, si je lis 6 sur une étiquette je porte le colis dans le casier 6 ?
- Ben... qu’est-ce-que tu veux faire d’autre ?
- Oh !... Par exemple le porter dans le casier 3 ou 12, peut-être pas à chaque fois, je n’ai aucune envie de me retrouver à Schwetig mais il suffit de quelques colis mal dirigés pour que le résultat de notre travail soit pratiquement nul.
Cet aspect des choses ne lui était pas encore apparu.
Pendant les quelques semaines où je suis resté à la gare on a baladé l’équipe des Français du tri des colis à celui des lettres, du tri des lettres au chargement des wagons, pourquoi ? Ce sont les mystères de L’administration.
Zéphirin en me décrivant, à mon arrivée, la vie ici avait un peu noirci le tableau ; Francfort est un nœud ferroviaire important où se croisent une ligne nord-sud venant de la Baltique, allant en direction de Breslau, du sud de la Pologne, de l’Ukraine et une ligne ouest-est : Berlin, Varsovie, Smolensk etc... cela devrait normalement fournir beaucoup de travail au bureau-gare mais en cette fin mil neuf cent quarante quatre les parcours se sont considérablement raccourcis et n’excèdent guère quatre cent cinquante kilomètres à l’est ; l’activité a fortement diminué et le personnel est resté le même, voire s’est enrichi de gens comme moi dont on ne sait plus que faire. Nous voyons même arriver un compatriote qui vient d’être libéré de Schwetig et que, probablement, la petite entreprise de la ville où il travaillait n’a pas voulu reprendre. le surmenage n’est pas à craindre...
L’ambiance, au travail est bonne, nous ne sommes pas bousculés, j’ai même d’excellents rapports avec un chef d’équipe antinazi dont les conseils m’aideront souvent à me retrouver dans des situations un peu difficiles. Quant à Zéphirin il faut bien reconnaître que son pas traînant, la lenteur de ses gestes et de ses réactions sont de nature à excéder n’importe qui, y compris ses camarades, pas étonnant donc qu’il n’ait pas toujours senti autour de lui une atmosphère agréable.
Nous préparons parfois des wagons complets, destinés en général aux grandes villes ; moins on est pressé plus on a de chances d’être en retard mais quand les cheminots arrivent avec la machine de manœuvre ils accrochent, il n’y a pas à discuter, ils n’attendent pas et partent avec le wagon, le chef d’équipe bondit sur la grande pince à plomber, court, saute sur le marchepied et ajuste, comme il peut fil de fer et plomb. C’est très curieux, en France la poste peut être pénalisée pour les retards qu’elle occasionne mais le chemin de fer attend, ici non. Sur les quais le chef de trafic n’attend pas non plus que les voyageurs soient montés, quand les employés de la Reichsbahn ont terminé, il crie " attention au départ " et lève le disque vert, sans se soucier de quoi que ce soit, la seule chose qu’il respecte c’est l’horaire mais tous les trains ayant du retard, il n’a, en général, rien à attendre.
Pour ce qui concerne les rapides des grandes lignes ce serait tout à fait inutile, souvent l’entassement dans les wagons est tel qu’il est impossible que tous les voyageurs debout sur le quai puissent y trouver place ; les couloirs sont pleins, les portières ouvrent sur une masse de gens si serrés qu’on ne peut pas mettre une personne de plus ; la plupart de ceux qui réussissent à monter passent par les fenêtres ouvertes des compartiments quand on veut bien les y aider. Un jour un fier colonel de la Wehrmacht, un colosse d’au moins un mètre quatre-vingts, commence par faire prendre ce chemin à sa femme mais il semble bien que lorsqu’il veut la suivre on ne s’empresse pas de lui tendre la main, c’est peut-être tentant de jouer un bon tour à un officier supérieur, toujours est-il qu’il est encore sur le quai quand le chef de trafic, une femme, lève le disque vert et que le train s’ébranle ; courroucé, il intime l’ordre à l’employée à la casquette rouge de stopper le train, il tempête, menace mais la jeune femme, nullement impressionnée, ne lui accorde même pas un regard, encore moins une réponse et le rapide emporte la colonelle. Un jour, pourtant cette même nana a retardé de trois minutes le départ d’un train parce que l’un de mes camarades qui devait le prendre n’était pas encore arrivé mais ceci est une autre histoire..
Francfort est supportable et...
il y a les week-end
Pour le moment mon principal souci est de trouver le moyen d’aller passer les fins de semaine à Berlin, je suis libre du samedi midi au lundi matin, pas de problème de ce côté-là mais les gares et les trains sont très surveillés. A Francfort, dans le hall, il y a toujours un policier en civil et il ne faudrait pas que je me fasse prendre en achetant un billet ou en passant le contrôle sans autorisation de voyager. Je me suis exercé à repérer les flics, c’est facile ; il y en a pourtant d’astucieux qui, par exemple se coiffent d’un béret basque pour se donner l’air " étranger ", cela jure tellement avec leur comportement et le reste de leur habillement qu’on ne les remarquerait pas plus si ils portaient un écriteau annonçant " je suis flic ". Le chef d’équipe me conseille d’acheter mon billet en ville dans une agence de voyage qui n’est pas surveillée, il me suggère d’éviter les passages normaux pour les voyageurs, n’ai-je pas un trousseau de clés et un brassard de la Reichspost qui me permettent de circuler librement dans toute la gare ? En procédant ainsi mon billet ne sera pas composté mais cela n’a guère d’importance puisque je me garderai bien de prendre un des nombreux rapides qui circulent sur cette ligne, je me contenterai des omnibus ; la plupart se composent de vieux wagons en bois dont les compartiments ne communiquent pas entre eux, aucun contrôle ne peut donc s’y exercer, pas même celui des billets. A Berlin rien n’est à craindre, le métro aérien, le S Bahn, circule sur des voies parallèles à celles des trains, s’arrête dans les mêmes gares et tous les billets à destination de Berlin donnent droit au parcours sur le S Bahn sans supplément, on passe de l’un à l’autre sans problème et, dans la capitale du moins, les flics n’en sont pas encore à " planquer " dans les transports en commun. Les prochains week-end se présentent bien...
Pour mon premier voyage je demande une autorisation que j’obtiens sans difficulté, cela me permettra de vérifier mes renseignements. Je prends le rapide à Francfort, je suis contrôlé en cours de route et en fin d’après-midi le métro me dépose Horst Wesselplatz, tout près de la Fehrbellinerstrasse où habite Erika. Je suis en situation tout à fait régulière et nous en profitons, le dimanche, pour flâner tranquillement dans la ville. Par la suite, je viendrai en fraude et il sera prudent de ne pas trop sortir mais il est des situations plus tragiques que d’être, à vingt-quatre ans, quasi enfermé dans un appartement berlinois avec une jolie fille... Le dimanche soir Erika me raccompagne à la gare de Silésie où je prends le train du retour, adieux glace baissée au grand jour, devant tout le monde, cela me fait tout drôle d’être en règle et de pouvoir me comporter comme n’importe qui...
Le lendemain matin je me retrouve à la gare, toujours en compagnie de Zéphirin, je m’entends, en fait, assez bien avec lui ; il est aussi lent que je suis expéditif, je m’en accommode, ah ! si nous avions dû travailler... Pour ce que nous avons à faire ce n’est guère gênant. Les postes de travail changent, les horaires aussi, cela met un peu de variété dans la vie quotidienne
Nous avons pris l’habitude d’améliorer l’ordinaire avec ce que nous pouvons " trouver " dans les colis, il y a des risques, c’est certain mais aussi un aspect revanche, sportif même : ah ! Vous avez voulu nous amener ici contre notre gré, tant pis pour vous... Un jour je reviens de la gare vers dix heures avec dans ma serviette ce que j’ai pu voler ce matin-là. Dans la Gubenerstrasse il y a une maison en ruines, un avion, peut-être en difficulté, a lâché une seule et unique bombe là. En passant je m’entends interpeller en français par un gars en tenue rayée, un prisonnier de Schwetig qui travaille au déblaiement : " tu n’aurais pas quelque chose à manger ?" J’ai et je m’approche pour le lui donner mais le gardien, un soldat plus très jeune survient et, d’un air courroucé m’ordonne : " allez-vous-en, c’est interdit de parler aux prisonniers ", je suis un peu surpris qu’il me tienne le bras pour me conduire plus loin mais, quand nous avons fait quelques mètres et que nous sommes déjà un peu éloignés des autres passants qui se trouvaient là il me dit rapidement et à voix basse " reviens, je vais aller de l’autre côté des ruines ". Chaque matin, pendant les trois jours où ils ont travaillé là il guette mon arrivée et disparaît derrière les gravats. Ensuite je ne les ai plus revus et les ruines sont restées.
Le soir, quand je ne vais pas me promener en ville, je bavarde, joue aux cartes ou bien encore je fais de la musique avec le Nivernais qui a un accordéon ; les Tchèques ont aussi un petit orchestre, nous supportons leurs concerts, ils supportent les nôtres...
Je vais souvent avec Zéphirin qui ne me quitte guère à la Ratskeller la " Cave du Conseil " ; ces caves sont une vieille tradition allemande, au-dessous de chaque Hôtel de Ville on en trouve une où, jadis, les échevins allaient se désaltérer après le rude travail qui consistait à administrer la Cité, ces caves étaient directement accessibles de la salle du Conseil, on ne voyait donc pas, de l’extérieur, les Conseillers aller de l’une à l’autre. Ils étaient passés maîtres dans l’art de persuader leurs épouses de la longue durée de leurs travaux, rejetant l’un sur l’autre la responsabilité de ces séances interminables ; le folklore allemand est riche d’histoires sur ce thème. Les coutumes ont changé au cours du temps, tout d’abord des amis ont pris l’habitude de venir les rejoindre après les séances puis les " Keller " se sont ouvertes au public, elles sont devenues des brasseries avec souvent de splendides voûtes gothiques, comme à Francfort, où il y a aussi un orchestre, c’est une ambiance reposante que j’aime bien, Zéph n’est pas toujours très bavard alors nous restons parfois longtemps là, je tire sur ma pipe, perdu dans mes pensées, devant ma bière sans alcool.
J’aime bien aussi les petits cafés typiques. On y entre, le plus souvent, par le couloir de l’immeuble où une porte donne accès à la salle, les fenêtres sont, en général, petites, garnies de rideaux qui ne permettent pas de voir grand chose de l’extérieur, l’ambiance est feutrée, intime " gemütlich " comme disent les Allemands.
Un soir, dans un des ces cafés, faute de place, nous passons dans l’arrière-salle ; celle-ci est meublée d’une grande table ovale au centre et de petites tables sur le pourtour. Un groupe de jeunes Allemands, garçons et filles est installé autour de la table centrale, les garçons, moins nombreux, sont en uniforme, des permissionnaires probablement qui essaient de retrouver des bribes de leur jeunesse perdue, l’un d’eux joue de la mandoline et les autres se balancent au rythme de la musique, se tenant par le bras ; notre groupe de Français est facilement identifiable, quand le joueur de mandoline a terminé son morceau il se tourne vers nous en attaquant " Sous les Ponts de Paris " que les autres scandent avec lui. Il a trouvé le langage pour nous dire : " salut les gars, on a le même âge, les mêmes espoirs, la même envie de vivre et nous sommes pareillement heureux quand une fille nous sourit ". Quelle connerie la guerre !
En cette fin mil neuf cent quarante quatre le moral des soldats et des civils allemands est plutôt bas, les Soviétiques sont en face de Varsovie, à moins de cinq cents kilomètres et chacun sait que l’assaut ne saurait tarder, la propagande nazie est maintenant impuissante à maintenir la confiance absolue en la victoire finale. Il n’est guère réaliste pourtant d’espérer que l’Allemagne s’effondre avant d’être totalement battue militairement. Si les nazis ne sont plus suivis aussi aveuglément ils ont encore la situation bien en main. Nous commençons à réfléchir à l’avenir proche et à nous poser des questions : que se passera-t-il quand la bataille atteindra Francfort ?
En attendant la ville est calme, nous ne connaissons pas les bombardements aériens. Chaque samedi je prends le train pour Berlin et je rentre dans la nuit du dimanche au lundi. L’omnibus du samedi ne s’arrête pas entre Francfort et Berlin, il est un peu moins bondé que celui du retour et les wagons sont un peu plus modernes. Ce samedi-là je suis un des rares voyageurs debout, en face d’un compartiment totalement occupé par des jeunes militaires, l’un d’eux m’appelle " oh ! camarade, tu ne vas pas rester debout jusqu’à Berlin, viens vers nous " ; il sort sa cantine de dessous la banquette et me l’offre comme siège au milieu du compartiment. Apparemment ils n’ont plus pour fumer, à eux tous qu’un paquet de tabac et des feuilles mais les Allemands ne sont pas habiles pour confectionner des cigarettes, ils n’en ont pas l’habitude. Chacun des huit soldats essaye après avoir déplié un journal sur ses genoux mais aucun n’y parvient, alors on se tourne vers moi : " et toi, tu ne sais pas les rouler non plus ? " J’hésite un moment avant de répondre non, je ne cours pas beaucoup de risques s’ils s’aperçoivent que je suis français mais je préfère n’en courir aucun ; en guise de conclusion l’un d’eux dit : "si seulement il y avait un Français là, eux ils savent s’y prendre ; à la ferme de mes parents il y a un prisonnier, il te fabrique une cigarette hop ! t’as même pas le temps de voir comment il a fait".
Un samedi matin je suis passé bien près du gros pépin ; un chef d’équipe a un soupçon et m’emmène dans le bureau du Receveur Principal. Le soupçon est fondé, dans ma chaussette gauche j’ai un paquet de quatorze cigares que je viens de " récupérer " ; je n’ai pas d’autre solution que de courir ma chance jusqu’au bout en espérant qu’on ne fouillera que mes poches mais le receveur, après avoir palpé tous mes vêtements, descend les deux mains le long de ma jambe gauche. Cela ne se voit pas sur mon visage mais je n’en mène pas large, il sent forcément la grosseur que forme le paquet de cigares pourtant il se relève en disant au chef d’équipe : " il n’a rien sur lui ". Ce n’était pas la première fois qu’il ne trouvait rien et ce ne fut pas la dernière ; force est d’admettre que, chaque fois qu’il l’a pu, il a sauvé la mise à l’un ou l’autre d’entre nous ; une histoire comme celle-là vaut une condamnation à un an de prison et la peine est purgée en camp de concentration et, si nous n’avons jamais imaginé la réalité de l’horreur de ces camps, nous savons au moins que le régime de détention est si dur que l’on n’est jamais certain d’en sortir vivant.
Quelques jours après cette aventure on m’annonce que j’irai, dorénavant travailler à la Feldpost, la poste aux armées.
Je retrouve, sans plaisir,
un visage antipathique
et je retourne à Sorau
La Feldpost est installée dans deux longues et vastes baraques en bois avec une annexe dans un cinéma désaffecté à une centaine de mètres de là. Il faut traverser toute la ville pour y aller mais un tramway partant de la poste centrale m’y mène directement.
Je suis un peu surpris que l’on m’envoie, moi étranger, à la poste aux armées où l’on peut, en surveillant le routage du courrier, connaître les mouvements des unités combattantes d’autant plus que le bureau de Francfort dessert la quasi-totalité du front de l’est. Je suppose aussi que l’on n’a pas besoin de personnel supplémentaire au moment où l’armée allemande n’occupe plus guère de territoire et a perdu une bonne partie de ses effectifs mais, encore une fois il a bien fallu me caser quelque part.
La Feldpost a une double direction, militaire et civile ; j’ai d’abord vu l’adjudant de la Wehrmacht qui la dirige pour le compte de l’armée, plutôt accueillant mais qui retrouvai-je là, chef du bureau pour la Reichspost ? Le nabot qui m’avait " réceptionné " à mon arrivée à Francfort ; le plaisir qu’il éprouve à me revoir n’est pas évident...
Je suis le seul étranger, on m’installe, avec quatre ou cinq postiers allemands âgés, autour d’une grande table, je me présente, les réactions sont cordiales, l’un des vieux, pourtant ne répond à mon salut que par une sorte de grognement sans se nommer, comme il est d’usage ici, il est le seul de l’équipe à porter le macaron à croix gammée au revers du veston, je le baptise "grincheux". Il y a aussi un jeune Allemand de dix-sept ans qui attend, sans trop de hâte d’être incorporé. On vide sur la table des sacs contenant, mélangés, des lettres et des petits paquets ; notre travail consiste à les séparer, à en faire des tas que l’on porte aux employées du tri qui s’affairent dans la pièce voisine, elles sont une trentaine et, me semble-t-il, les seules qui soient vraiment actives dans ce bureau.
Cette opération, le seul travail suivi de la journée, dure environ une heure, ensuite nous nous asseyons près du sac qui contient les ficelles ayant servi à attacher les liasses et nous les nouons bout à bout pour en faire des pelotes. Nous voulions, au début de la guerre, forger l’acier victorieux avec la vieille ferraille et eux que veulent-ils faire avec leur ficelle ? Cela restera un mystère, je n ‘ai jamais vu utiliser une de nos pelotes ; on fait durer le plaisir tout en bavardant mais on en vient quand même à bout, encore une heure de passée. S’il fait beau c’est le moment où je pars me promener aux alentours des bâtiments. En rentrant je me trouve parfois nez-à-nez avec le nabot qui veut savoir d’où je viens : " de me promener " cette réponse, pourtant évidente, semble à chaque fois le déconcerter.
On m’envoie de temps en temps, en compagnie d’un autre postier, mener avec une petite carriole un sac ou deux de courrier à l’annexe, nous attendons, parfois plus d’une heure, qu’il y en ait un autre à ramener ; quand le jeune est avec moi, je ne m’ennuie pas. En cette fin mil neuf cent quarante quatre il ne manque pas de sujets de conversation entre un jeune Français et un jeune Allemand que le nazisme n’a pas réussi à pourrir.
Un lundi arrive une espèce de colosse qui m’interpelle dans une langue que je ne comprends pas tout d’abord, il insiste et je réalise que c’est du néerlandais ; il faudra que je m’y habitue car il ne parle que cela et, de son point de vue, cette langue pratiquée par quelques millions d’individus sur la planète est forcément comprise par tous. Avec difficulté je parviens à comprendre qu’il s’appelle Claes, que c’est un docker d’Amsterdam mais je ne saurai jamais comment il a échoué ici. Il fait comme nous, sépare les paquets des lettres, fabrique des pelotes de ficelle et promène, avec l’un ou l’autre, la carriole entre le bureau et l’annexe.
Ce matin-là je suis assis près du sac contenant la ficelle que je passe aux autres par poignées, à un moment je me trouve seul avec Claes qui me baragouine quelque chose, je finis par comprendre qu’il a mis, en même temps que la ficelle un paquet dans le sac et qu’il attend que je le récupère ; bon, je subtilise le paquet, une boîte de cigarettes apparemment. Un peu plus tard, en allant à l’annexe, j’ouvre le paquet, c’est bien une boîte qui a contenu des cigarettes mais, dedans, il y a un protège-oreilles en laine qui ne m’intéresse pas, je le donne à Claes qui le fixe, avec une épingle de nourrice, à l’intérieur de son pantalon.
Après avoir délivré notre sac de lettres nous attendons, Claes parle, parle sans trop s’inquiéter si je le comprends, je hoche la tête, en diagonale pour avoir l’air de ne dire ni oui, ni non. Soudain, de toute la vitesse de ses courtes jambes arrive le nabot, l’air furieux : " debout ! Claes, arrive ", c’est d’autant plus inquiétant que lorsque le Hollandais passe devant lui le nabot le bouscule en le traitant de " sale cochon ". Quand un sac a été prêt un vieil Allemand prend sa place et nous repartons, sans nous presser, en direction du bureau principal ; le nabot nous guette derrière la porte vitrée, bondit dans notre direction, nous fait laisser la carriole sur place, nous emmène dans le local de l’infirmerie et ordonne à l’allemand ":surveillez-le et veillez surtout à ce qu’il ne fasse rien disparaître ".
Le local est meublé d’une table, d’une couchette et d’une armoire à pharmacie, je m’assieds sur la couchette, l’allemand se cale, aussi confortablement que possible dans le coin du mur, sur la table et très rapidement s’endort et ronfle. Je le secoue : " réveillez-vous, on vous a mis là pour me surveiller, il vaudrait mieux ne pas dormir " - " te surveiller, c’est pas mon boulot, je suis postier, pas flic, au fait t’as rien sur toi ? - " non " - Tout à fait tranquillisé il se rendort. Quand le nabot accompagné de Gunsch ouvre la porte le tableau qui s’offre à eux est tout à fait reposant : l’allemand dort à poings fermés et mon regard exprime la candeur de l’innocence. Gunsch ne semble vraiment pas déçu que la fouille soit sans résultat mais le nabot lui, paraît si contrarié que je ne peux pas me défendre d’une mimique appropriée. Je retrouve mon veston de ville et mon portefeuille avec deux lettres d’Erika dont le contenu ne laisse aucun doute sur la nature de nos relations, elles ont été dépliées, donc lues mais on ne juge pas utile de me demander des explications. Le lendemain l’Allemand qui était sensé m’avoir surveillé me met en garde : " méfies-toi, le chef est furieux, il a juré de te coincer, ce salaud est capable de tout ". Merci collègue mais je le savais, son problème est classique, il n’a guère d’autorité, il s’en rend compte et essaie de se venger sur ceux qu’il estime plus faibles, un étranger par exemple, oui il est capable de tout mais trop bête pour que sa méchanceté soit efficace.
" Si on se fiançait " me dit un jour Erika ; pourquoi pas ? Elle inviterait sa mère qui voulait bien que j’épouse sa fille, à vrai dire je crois qu’elle voulait tout aussi bien que je ne l’épouse pas, elle s’en souciait fort peu ; moi j’irais inviter mes copains de Sorau tout en sachant qu’ils ne pourraient pas venir mais nous aurions sacrifié à la tradition, je commençais à trouver cela amusant.
Aller à Sorau, revoir mes camarades, mais c’est une bonne idée ; il faudrait que je me débrouille pour y aller en semaine, mon arrivée ne passerait pas inaperçue et il me plairait assez que les patrons du bureau me voient me promener un jour ouvrable, eux qui intervenaient auprès de la police pour qu’elle ne me délivre même pas d’autorisation pour les fins de semaine, revanche mesquine ? Si l’on veut mais revanche quand même. Un jour de congé en semaine, ce n’est pas facile à obtenir mais j’y parviens ; bon gré, mal gré, après que nous nous soyons mis d’accord sur la date, le nabot est obligé de me délivrer une attestation pour la police et ici la police c’est Gunsch.
Je vais lui annoncer mes projets de mariage et mes fiançailles.
Il paraît un peu surpris de cette annonce et, visiblement, il ne voit pas en quoi cela le concerne mais, en homme bien élevé, il me présente ses félicitations et ses vœux puis il ajoute :
- Je suppose qu’il s’agit d’une compatriote que vous avez rencontrée ici.
- Certainement pas, les Françaises que je peux rencontrer en liberté ici ont toutes été volontaires pour venir travailler en Allemagne et ce n’est pas parmi elles que je choisirais la compagne de ma vie, c’est une de vos compatriotes, une Berlinoise.
Ah ! Fait-il se souvenant apparemment des lettres qu’il a trouvées dans ma poche.
- J’ai un jour de congé la semaine prochaine et je vais en profiter pour aller inviter mes camarades de Sorau si vous voulez bien me délivrer une autorisation de voyage.
- Vous pourriez leur écrire.
- Ce serait cavalier et me ressemblerait peu.
Il hoche la tête et laisse tomber un " schon gut ", c’est bon.
Une semaine plus tard, mon autorisation en poche, je prends le rapide de dix-sept heures trente et je suis à Sorau environ une heure plus tard. Les camarades, que j’ai prévenus de mon arrivée, m’attendent à la gare et nous partons ensemble au restaurant, ce sera l’occasion de revoir Christel qui a souvent demandé de mes nouvelles et aussi de récupérer des tickets pour mes repas puisque, comme d’habitude, en ramenant la monnaie elle m’en glissera un petit paquet dans la main ; au moment du bombardement de Sorau elle a, me disent les amis, montré une présence d’esprit et un sang-froid rares, ah ! quelle énergie inattendue recèlent parfois ces petites blondes à l’aspect fragile.
J’apprends aussi que Fernand et Céleste sont partis creuser des tranchées en Pologne ; l’organisation Todt qui s’occupe de ces travaux a demandé de la main-d’oeuvre également à Francfort mais la Poste n’a lâché aucun des siens tandis qu’ici ils n’ont pas hésité, ils sont toujours aussi pourris. Pas tous pourtant : la nouvelle de mon arrivée s’est répandue comme une traînée de poudre chez les Allemands et le bon vieux père Noussé, apprenant ma présence a prié Pomel qui arrive maintenant de me transmettre ses salutations. J’irai le voir demain matin ; on n’osera jamais m’interdire l’entrée des bureaux pour aller le saluer.
La soirée s’est passée en bavardage à bâtons rompus, j’ai parlé de mes projets avec Erika, peu des fiançailles, nous savons très bien que personne, ici, n’obtiendra d’autorisation pour se rendre à Berlin. Je suis heureux de me retrouver là, de sentir de nouveau la chaleur de l’amitié qui nous a unis de long mois.
Le lendemain matin j’arrive au bureau, après avoir serré quelques mains au passage, je frappe chez le père Noussé, heureux de me voir et satisfait d’apprendre que si j’ai regretté de quitter mes camarades j’ai du moins eu, depuis mon départ, d’assez bonnes conditions de vie ; je lui parle d’Erika et de mes projets, ses félicitations et ses vœux sont sincères.
La journée est passée, c’est l’heure du train du retour, un rapide surchargé comme tous, j’ouvre une portière et je me trouve en face d’un groupe de soldats remplissant les accès, je me prépare à chercher ailleurs quand ils me disent : " viens, on va se serrer un peu pour te faire une place ". Le train parti tout le monde s’installe du mieux qu’il peut ; l’un des militaires assis sur son paquetage dans un coin du couloir, un jeune paysan des Monts Métallifères à en juger par son accent, commence à chanter, seul, un vieil air nostalgique de son pays, une ancienne complainte datant de la guerre de Trente Ans, une mélodie lente et grave qui dit la tristesse du soldat quittant ses vertes vallées, ceux qu’il aime, qui sent qu’il ne reviendra pas et où chaque refrain exprime le désir lancinant de revoir " une seule fois encore " son pays et la fille qu’il y a laissée. C’est une de ces chansons de soldats qu’affectionnent les Allemands où la mort, toujours présente, déchire les amitiés et les amours comme " Lili Marlen " ou encore " der gute Kamerad ", (le bon camarade) qui date de la période napoléonienne. Je me souviendrai longtemps de ce jeune soldat, dans son coin de couloir, il me suffira de l’évoquer pour que j’entende encore le " noch ein einziges Mal " et que son accent riche de chuintantes résonne dans ma mémoire.
Démêlés avec la Justice
et la Gestapo
Le jour de nos fiançailles nous ne sommes que nous deux, personne n’a pu venir, Erika a réussi à se procurer deux alliances en argent que nous nous passons réciproquement au doigt ; c’est la coutume ici, le jour des fiançailles on met les alliances à la main gauche et on les passe à la main droite le jour du mariage. Quand le couple ne va plus on prend un marteau et on les écrase sur une pierre ; à vrai dire je ne sais pas si c’est la coutume mais c’est ainsi qu’a fait Erika douze ans plus tard.
Pendant ce temps-là la guerre continue, les alliés occidentaux sont sur le Rhin et les Soviétiques sur la Vistule. Des craintes s’expriment dans les conversations avec les Allemands, les femmes surtout : "vous croyez qu’ils viendront jusqu’ici ?" - C’est fort probable, madame, fort probable -.
Acculés aux dernières extrémités les nazis ont créé le Volkssturm, une sorte de milice qui sera formée, entraînée sur place et qui aura pour mission de défendre la région proche ; des affiches ont été apposées partout pour inciter les hommes trop âgés ou trop jeunes pour être mobilisés à s’engager ; à en croire le texte il s’agit uniquement de volontariat. Un dimanche a été organisée une grande journée d’action destinée à encourager les engagements ; ce jour-là j’étais à Berlin et les centres de recrutement, devant lesquels je suis passé étaient déserts ; pourtant le lendemain à Francfort le journal local publiait des photos de volontaires se bousculant à l’entrée des centres... à Berlin ! Au cours de la semaine suivante un postier qui m’avait dit : "ils peuvent toujours attendre s’ils comptent sur moi" me montre un ordre qu’il vient de recevoir lui enjoignant de se présenter le dimanche suivant au lieu d’entraînement du Volkssturm, ordre évidemment assorti de l’énoncé des sanctions appliquées en cas de refus, c’est simple : tu viens ou on te fusille.
Un après-midi on m’appelle au bureau où je me trouve en face d’un uniforme inconnu, d’un vert bizarre, le personnage se présente : "Gerichtsdiener", personne au service de la Justice ; si je comprends bien il est chargé de porter les assignations et autres pièces en rapport avec les tribunaux, en gros ce dont se chargent les gendarmes et les huissiers en France. Il me signifie que je dois venir témoigner dans une affaire pénale et que je suis cité par l’accusation. - ne vous inquiétez pas, c’est uniquement un témoignage -, le nom de l’accusé ? il ne sait pas. Nous prenons le tramway qui nous emmène au Palais de Justice, proche de la poste centrale.
Nous passons devant la gare marchandises ; un groupe d’une dizaine de personnes encadrées par deux S.S. en sort.
En tête marche très droite une jeune femme qui doit avoir à peu près mon âge. C’est une belle brune au regard fier ; sa mise est soignée. Sur son manteau s’affiche une étoile jaune avec l’inscription "Jude".
Que voulais-tu signifier, en un ultime message toi qui marchais vers la mort, peut-être sans le savoir, à ceux qui te regardaient passer ?
Arrivés au Palais de Justice il me conduit à la salle des témoins du Tribunal Correctionnel et reste avec moi jusqu’à ce que l’on m’appelle. Je comprends vite, en entrant dans la salle : Claes est dans le box des accusés ; je renonce à l’interprète que me propose le Président, on passe aux formalités habituelles se terminant, comme chez nous par le rituel : "levez la main droite et dites je le jure". Je suis d’abord un peu impressionné, derrière les trois juges trône l’affreux oiseau, l’aigle à la croix gammée grand modèle, il n’y a pas de barre, ils sont installés sur une estrade surélevée, tout cela ne met pas très à l’aise...
Pourtant, dès les premières questions du Président, je suis prêt à faire face. Il me demande où j’étais assis le matin du jour où on a arrêté Claes, ce que j’ai exactement fait, je prétends ne pas y avoir prêté suffisamment attention pour m’en souvenir aujourd’hui, je reste évasif et je m’attends à ce qu’il me demande si j’ai vu l’accusé prendre un paquet dans le sac mais le ton de ses questions ne me semble pas être tout à fait celui que l’on emploie avec quelqu’un à qui on demande seulement de relater les faits dont il a été témoin.
Soudain j’ai l’impression que le Président se soulève sur son siège, qu’il devient plus grand et il m’accuse :
- Vous étiez assis près du sac à ficelle, vous vous êtes aperçu qu’il y avait un paquet dedans, vous l’avez pris et plus tard, en compagnie de l’accusé, vous l’avez ouvert ; il contenait un protège-oreilles en laine, vous l’avez offert à l’accusé, il l’a refusé et vous l’avez jeté dans les buissons.-
Je manifeste le plus grand étonnement et je réponds seulement :
- C’est faux, monsieur le Président.-
Par l’intermédiaire d’un interprète le Président interroge de nouveau Claes qui maintient ses déclarations.
- Qu’avez-vous à répondre ? -
- C’est inexact, monsieur le Président.-
Il a probablement compris qu’il ne tirerait rien d’autre de moi, il abandonne son interrogatoire et m’invite à aller m’asseoir dans la salle.
Le réquisitoire de l’accusation puis la plaidoirie de l’avocat de Claes me confirment que l’on n’a pas trouvé le protège-oreilles sur lui mais un paquet de cigarettes allemandes dans sa chaussette et c’est là-dessus que repose l’accusation, je comprends aussi que le paquet que j’ai subtilisé avait été intentionnellement posé près du sac pour tenter le Hollandais que le nabot soupçonnait, d’où l’histoire qu’il a arrangée pour se disculper. Moi, on ne me soupçonnait pas (la suite me l’a prouvé), on ne m’a donc pas fouillé tout d’abord et je pense que c’est seulement après les premières déclarations de Claes qu’on a pensé à le faire. Le paquet-attrape était bien une boîte de cigarettes, comme l’emballage et les dimensions le laissaient supposer mais contenant autre chose, cela ils ne peuvent pas le savoir ; l’accusation ne croit pas à cette histoire de protège-oreilles et prétend que la boîte que l’on a trouvé dans la chaussette de Claes est celle qui était dans le paquet. L’accusation fait remarquer au Tribunal que les étrangers, s’ils perçoivent bien la même attribution de tabac que les Allemands ne reçoivent jamais de cigarettes allemandes mais seulement des produits étrangers. Tout cela se tient assez bien et je vois le pauvre Hollandais mal parti. Il se défend en prétendant qu’un Allemand, qu’il ne connaissait pas et qu’il ne pourrait pas retrouver, lui a offert ces cigarettes, ce qui n’est pas interdit et qu’il les a mises dans sa chaussette de crainte d’être volé ; cela me paraît un peu tiré par les cheveux.
L’avocat de la défense prend la parole, sa plaidoirie est habile : il n’est pas surprenant que l’accusé, de par ses origines, de par son côté un peu fruste ait des réactions inhabituelles et qu’une crainte d’être volé, sans doute exagérée, l’ait amené à cacher des cigarettes dans sa chaussette ; l’accusation ne possède aucun élément qui lui permette d’affirmer que les cigarettes trouvées sur l’accusé sont bien celles qui étaient supposées être dans le paquet qui a disparu à la Feldpost, ce paquet dont, ni l’enquête ni les débats n’ont expliqué ce qu’il était devenu, il n’y a aucune raison objective de mettre en doute les déclarations de l’accusé. La plaidoirie est bien construite, le ton convaincant, cela suffira-t-il ? J’en doute et je ne suis pas optimiste.
J’avais tort, le Tribunal, qui s’est retiré pour délibérer, revient avec un verdict d’acquittement et comme il était d’usage à l’époque en Allemagne le Président lit les attendus du jugement, en résumé, de très fortes présomptions pèsent sur l’accusé mais il y a une lacune dans l’accusation "eine Lücke die man nicht schliessen kann", pour ces motifs etc. ...
Je me suis un peu étendu sur ce procès parce qu’il m’a semblé ahurissant qu’en pleine guerre, dans un pays où une vie humaine compte peu, où la Gestapo condamne sans jugement il y ait encore eu des juges pour s’occuper du vol d’un paquet de cigarettes, examiner soigneusement le dossier et acquitter un étranger, malgré les présomptions qui pèsent sur lui en respectant scrupuleusement le droit. Mais, hélas ce n’est pas forcément fini pour le Hollandais, malgré son acquittement, si les responsables de la poste ne sont pas convaincus de son innocence et je doute fort qu’ils le soient, il y aura d’autres suites pour lui, il peut se retrouver à Schwetig ; je n’en saurai jamais rien, personne ne devait le revoir à Francfort.
Et moi, ai-je convaincu le Président ? Possible mais pas évident ; cela n’a pas trop d’importance mais l’adjudant de la Feldpost assistait à l’audience en compagnie d’un civil qui m’est inconnu et si ces deux-là n’ont pas été convaincus cela risque d’avoir des conséquences. C’est à cela que je pense en quittant le Palais de Justice. Alors que je marche sur le trottoir de l’avenue quasi déserte j’entends qu’on me hèle : Edmound ! Je reconnais la voix de l’adjudant qui est toujours en compagnie du civil, je me retourne et fais quelques pas dans leur direction, en arrivant vers moi le civil me tend la main en même temps que l’adjudant me le présente : " Herr Soundso, membre du Conseil de Direction de la Poste ", ce n’est pas, à priori, l’attitude de gens qui soupçonnent leur interlocuteur d’une quelconque malhonnêteté, la conversation s’engage.
Le Conseiller s’étonne de mon allemand et veut savoir comment et où je l’ai appris, je satisfais sa curiosité et nous bavardons de choses et d’autres. Avant de nous séparer l’adjudant conclut : "quel salaud ce Claes, pourquoi a-t-il inventé cette histoire pour vous charger alors que cela ne pouvait lui servir à rien ? " je pourrais le lui expliquer mais je m’en garde bien et me contente d’un geste exprimant mon ignorance.
Le lendemain matin, en arrivant au travail j’explique que, ne pouvant supporter qu’on me soupçonne je ne toucherai plus au courrier, ni aux lettres ni aux paquets, ah, mais, on a sa fierté ! Un postier qui ne veut plus toucher au courrier ce n’est pas facile à employer, on verra bien ce qu’il en sortira.
Je me suis bien sorti de l’aventure du Tribunal, c’est vrai, mais encore une fois "je suis passé près" ; je supporte de plus en plus mal cette vie, continuellement sur le qui-vive, j’arrête le chapardage, le risque est maintenant trop grand à la Feldpost. Cela ne suffira pas, je le sais bien pour me mettre totalement à l’abri. Le besoin de dire ce que je pense l’emportera toujours sur la prudence, je me plais ainsi mais cela devient de plus en plus dangereux, il est temps que cette guerre finisse.
Cela ne m’empêche pas de vivre le temps qui passe et qui, à côté des ennuis apporte aussi son lot de satisfactions. J’aime bien notre vie en commun ; tous les samedis je pars pour Berlin et, au milieu de la semaine Erika, qui travaille maintenant à une trentaine de kilomètres de Francfort, vient me voir ; nous formons des projets d’avenir, la guerre va se terminer, encore trois mois... six mois... ensuite la vie ensemble en France nous attend.
J’avais eu affaire à la police, au Tribunal, il ne manquait plus que la Gestapo, quelques jours après le procès du Hollandais c’est chose faite mais le nabot a eu, ce jour-là, une de ses plus belles déceptions et je ne serais pas surpris qu’il ait demandé qu’on le débarrasse de moi, d’une façon ou d’une autre ; quelle qu’en soit la cause la semaine suivante on m’affectera à l’équipe qui transporte les sacs de la gare à la Feldpost et vice-versa.
Un matin, vers dix heures le nabot m’appelle : "allez vous changer, vous partez en ville avec Herr Kühn" (c’est le postier au macaron nazi dont j’avais fini par savoir le nom). Il a l’air content le nabot, c’est de mauvais augure. Je ne pose pas de question ; quand je ne sais pas ce qui m’attend il me paraît plus sage de me taire.
Nous prenons le tramway en direction du centre-ville, mon compagnon toujours aussi renfrogné et silencieux. A un arrêt montent trois femmes ayant largement dépassé la cinquantaine et qui parlent français, elles s’installent derrière nous ; des femmes de cet âge dont le français semble être la langue maternelle c’est inattendu, je me retourne et engage la conversation mais, dès les premiers mots, Kühn m’interrompt : "Ces femmes parlent probablement allemand, ne pourriez-vous pas utiliser cette langue avec elles ?" Je l’envoie promener sans ménagement, il n’insiste pas mais cet incident me laisse penser que notre voyage pourrait bien se terminer chez les flics. Ces femmes viennent de Varsovie où existait, me disent-elles, avant la guerre une communauté française ; au moment du soulèvement (août-septembre 44) elles ont été évacuées vers l’Allemagne.
Nous descendons au terminus qui se trouve devant la poste centrale que nous dépassons ; nous négligeons, à droite le Palais de Justice où sont aussi les services centraux de police pour nous diriger vers la Préfecture, cela me rassure, la Préfecture ce sont des services administratifs, je ne devrais rien avoir à redouter... Du hall, à gauche, part un petit escalier, vraiment pas large, certainement pas le passage des hôtes de marque, Kühn s’y engage, je le suis, où peut-il bien me mener ? Nous grimpons jusqu’au dernier étage et nous nous trouvons devant une porte en barreaux de fer ; dans la paroi gauche du palier il y a une ouverture carrée d’environ un mètre de côté et, derrière, se tient un S.S. avec une mitraillette posée sur une tablette devant lui ; pas réjouissante cette réception d’autant plus que le postier annonce : "je viens livrer le Français Jean Edmond" Il eût certainement mieux valu ne pas venir jusque là mais aucune fuite n’est plus possible, si je le tentais je serais vite transformé en passoire ! En même temps que le S.S. appuie sur le bouton qui déverrouille la porte il précise : "au fond du couloir, la dernière porte à gauche" Kühn me fait passer devant lui et referme la porte derrière nous Clac ! Il est des bruits qui résonnent longtemps dans la mémoire... Je n’ai pas encore compris où je suis.
Nous voilà dans le couloir sur lequel donnent plusieurs portes, au lieu d’y voir inscrits l’indication du service et le nom du responsable y figurent des lettres et des chiffres qui constituent probablement un code, où suis-je donc ? Le postier frappe à la dernière porte et me fait entrer en répétant derechef : "je viens livrer le Français Jean Edmond", c’est une obsession ! Derrière un bureau, dans un angle de la pièce trône un S.S. avec, sur le bras gauche, le sinistre losange noir avec les lettres S.D. SicherheitsDienst, la Gestapo, maintenant j’ai compris et je sais qu’on ne sort pas souvent libre d’ici mais le S.S. répond "Jean Edmond, je n’ai personne de ce nom sur ma liste de gens à écrouer, ce doit être pour un interrogatoire, je vais vérifier". Un interrogatoire, est-ce mieux qu’une incarcération ? Je crois que oui et un peu d’espoir vient de renaître puis je sens, par derrière, une tape sur l’épaule, une tape amicale me semble-t-il, je me retourne et que vois-je ? Un Schupo, la main tendue qui me dit, à haute et intelligible voix "bonjour monsieur Edmond", mais où suis-je ? Je rêve et je vais me réveiller, je ne pense pas qu’il y ait ici à Francfort un Schupo qui connaisse mon nom puis je reconnais le lieutenant Wiegand de Reppen qui se met à parler avec la même tranquillité que si nous étions devant un verre de bière :
- Que faites-vous ici Edmond ?
- Euh ! je ne sais pas au juste, et vous ? Avez-vous été muté à Francfort ?
- Pas du tout, je suis toujours à Reppen, je suis en service, j’ai amené deux Polonais, l’un pour le viol d’une fillette et l’autre, que vous connaissez d’ailleurs bien, le cuisinier de votre ancien camp qui détournait une bonne partie de vos rations -.
Je connaissais fort bien les pratiques de ce cuisinier qui, par ailleurs est un individu peu intéressant mais de là à me réjouir qu’il soit ici il y a un abîme.
Wiegand continue à bavarder avec moi, pense-t-il m’aider, m’apporter une sorte de caution en se comportant aussi naturellement avec moi ? C’est bien possible. A la dérobée je regarde Kühn, il semble perturbé ; c’était pourtant simple : il amenait Edmond, on en était débarrassé au grand soulagement de son copain le nabot et voilà que la Gestapo ne semble pas en vouloir et puis qu’est-ce-que c’est que ce Schupo qui lui serre la main comme si c’était un de ses amis ? Pauvre Kühn, ses cellules grises qui ne réagissent pas vite ont peine à suivre.
Estimant que cette conversation assez duré, le S.S. m’interpelle sèchement : "sortez et attendez dans le couloir".
Je m’y retrouve en compagnie des deux Polonais et j’attends les événements. Après quelques minutes le postier ressort et frappe à la porte du bureau contigu, il ne parle plus de me livrer mais "m’amène" seulement. Je suis accueilli plutôt courtoisement par un civil qui m’explique qu’il faut que j’attende encore un peu dans le couloir mais qu’il ne tardera pas à m’appeler. J’essaie de mettre de l’ordre dans mes idées, que fait un civil ici ? La Gestapo c’est les S.S., il a l’air plutôt brave ce type, je sais, par expérience que l’on peut, de plus en plus, trouver de l’aide partout mais à la Gestapo ? Si j’avais su, ce que j’ai appris ensuite, que devant les difficultés grandissantes de recrutement de la S.S., en même temps qu’on incorporait des appelés dans les unités combattantes on avait muté, contre leur gré, des fonctionnaires de la police régulière à la Gestapo et que ceux-ci ne faisaient, en général, guère de zèle, j’aurais été plus tranquille.
Vers midi et demie la porte s’ouvre et le policier m’appelle : "je me suis dépêché pour pouvoir vous entendre avant la pause de treize heures afin que vous ne soyez pas obligé d’attendre que je revienne à quinze heures" ; cette réflexion me surprend, cela signifie-t-il qu’il prévoit, à priori, que je vais ressortir libre ? C’est du moins un bon présage.
L’interrogatoire commence :
- Avant d’être à Francfort vous étiez à Reppen, quels étaient vos camarades de chambrée ?
Je n’ai pas à hésiter, il doit bien y avoir une liste quelque part, si c’est un témoignage qu’on me demande, ce que je commence à penser, je ne risque pas de compromettre quelqu’un, je commence l’énumération mais il m’arrête après quelques noms :
- N’y avait-il pas un nommé André Latine ?
A l’énoncé de ce nom tout s’éclaire et je sais pourquoi je suis là : écoute de la radio anglaise et diffusion du contenu des émissions ; les nazis ne pardonnent guère ce genre de choses mais ce n’est manifestement pas l’un d’eux que j’ai en face de moi et je reste optimiste.
Il me faut revenir en arrière, au mois de septembre précédent alors que j’étais encore à Reppen en compagnie, entre autres, d’André Latine, un Wallon parlant un allemand rudimentaire, sans nuances.
On se souvient qu’il m’arrivait d’écouter les émissions de la radio anglaise destinée aux Français en Allemagne et que je rapportais à mes camarades de chambrée ce que j’entendais ; un soir je leur avais dit que les Alliés avaient libéré Nancy et que Londres nous conseillait d’essayer de faire prendre conscience aux Allemands de la situation militaire réelle de leur pays en expliquant les positions des différentes armées et l’état des forces en présence.
André avait été arrêté dans l’après-midi du lendemain, après avoir claironné dans l’atelier, à l’adresse des Allemands à peu près : "vous êtes foutus, les Américains sont à Nancy, la radio anglaise l’a annoncé hier soir". Nom de dieu ! Quelle inconscience !
J’étais tout juste rentré au camp quand arriva le lieutenant Wiegand accompagné d’un autre Schupo ; il m’expliqua d’abord ce qui s’était passé, ce n’était peut-être pas ce que son service lui commandait, Erika, que je venais de voir, avait vu juste, André était arrêté et allait être remis à la Gestapo dès le lendemain. Wiegand envoya son subordonné commencer la fouille par l’autre bout de la chambrée, se réservant la partie où était le lit d’André que je lui avais indiqué ; quand il y arriva il découvrit un poste à galène, dont j’ignorais l’existence, sous la paillasse qu’il laissa immédiatement retomber en me disant à mi-voix "c’est pas avec ça qu’on peut écouter Londres". Je ne crois pas, non plus, que c’est cela que lui commandaient ses instructions de service. La fouille fut vite terminée, il n’interrogea personne et la descente de police s’arrêta là. Le lieutenant Wiegand, policier du troisième Reich c’était cela et c’était l’homme qui venait de me serrer la main devant les S.S. de la Gestapo ; je n’oublierai jamais cette poignée de mains.
André Latine avait parlé, sinon je ne serais pas là, j’avais envisagé cette éventualité dès son arrestation et j’avais déjà songé à un système de défense, c’est le moment de m’en souvenir. Dès les premières questions, à travers le ton du policier, son attitude, il me semble bien qu’il fera ce qui est en son pouvoir pour me sortir de là.
- Savez-vous pourquoi Latine a été arrêté ?
- Pour autant que ce que l’on disait dans l’entreprise où travaillaient d’autres camarades français soit vrai, il aurait transmis des informations en provenance de la radio anglaise.
- En effet, il ne peut y avoir aucun doute puisqu’il a mentionné la prise de Nancy que Londres avait effectivement annoncé la veille. Au cours de son interrogatoire il a dit qu’il tenait ces renseignements de vous ; qu’avez-vous à répondre ?
- Ce n’est pas possible, je n’ai jamais écouté la radio anglaise, je n’avais aucune possibilité de le faire.
- Comment expliquez-vous qu’il ait mentionné votre nom ?
Ma réponse est toute prête mais il me paraît habile d’avoir l’air de réfléchir un moment.
- Je ne sais pas si Latine écoutait les radios non-allemandes mais s’il avait d’autres sources d’information que les miennes je vois peut-être ce qui aurait pu créer une confusion dans son esprit : au moment où se déroulaient des combats en France et même, à cette époque, pas très loin de la région où vivent mes parents j’étais, évidemment, très attentif au déroulement des opérations, j’achetais quotidiennement le journal, je traduisais le communiqué à mes camarades, également intéressés et, chaque fois que je le pouvais j’écoutais la radio et traduisais également ce que j’entendais. -
- Où écoutiez-vous la radio ?
- J’avais deux possibilités, au bureau de poste quand j’avais le temps à l’heure des informations ou bien encore le soir, j’allais boire une bière dans un café à l’heure du bulletin de vingt et une heure ; je me souviens que parfois des camarades, avides de nouvelles, m’ont demandé de les y accompagner car j’étais le seul à pratiquer suffisamment l’allemand pour être en mesure de comprendre et de traduire, de là peut-être cette confusion qu’a pu faire Latine.-
L’interrogatoire a été un peu plus long que ce que j’en rapporte mais si le policier m’a posé des questions complémentaires elles n’étaient guère de nature à m’embarrasser, il n’a jamais mis en doute la véracité de mes réponses et n’a même pas cherché à savoir si j’étais au courant des écoutes supposées d’André. En conclusion il m’a demandé :
- Etes-vous prêt à maintenir vos déclarations sous la foi du serment ?
Tu parles si je suis prêt à jurer tout ce qu’il veut pour sortir de là !
- Il ne me reste plus qu’à rédiger tout cela -
C’est vite fait et le policier conclut "maintenant nous pouvons aller déjeuner" ; je repasse, en sa compagnie et dans le bon sens la porte métallique, nous descendons ensemble et en traversant le hall il répond au salut des gens qu’il croise, non par le Heil Hitler obligatoire chez les S.S. mais par le "Mahlzeit" habituel dans la région à cette heure. Nous prenons congé l’un de l’autre ; j’ai grande envie de lui tendre la main mais je juge préférable de ne pas le faire et je me dirige vers le réfectoire de la poste.
Quand, la guerre terminée, j’ai raconté cette aventure j’ai constaté que je n’avais plus aucun souvenir des conditions dans lesquelles j’avais écouté Londres à Reppen, je crois que j’avais si bien fait le barrage dans mon esprit que j’avais effacé de ma mémoire jusqu’à la trace des événements dont il ne fallait pas que je parle. Ce n’est que plusieurs années plus tard que le souvenir précis m’en est revenu.
Mon repas terminé il est à peine quatorze heures, j’ai devant moi un après-midi dont je peux faire ce que je veux mais, à la réflexion, me souvenant de l’air heureux du nabot ce matin quand il m’envoyait allègrement à la Gestapo, je suis impatient de voir sa tête quand il me reverra, je vais au bureau.
J’entre par le bâtiment du tri, on y arrivait par un vestibule séparé de la salle par une porte vitrée à deux battants, quand je la referme, après l’avoir franchie, je vois au milieu de l’allée centrale le nabot venant dans ma direction, la tête baissée sur des papiers qu’il lit en marchant, je reste immobile et silencieux, il arrive tout près de moi, toujours absorbé par sa lecture et aperçoit mes pieds, il relève les yeux et me reconnaît, je le gratifie de mon sourire le plus engageant mais son visage se crispe, il frappe le sol du pied comme un enfant capricieux qui n’a pas eu ce qu’il voulait, fait demi-tour et s’en va.
Les Allemands sont indignés et me le disent l’avoir entendu déclarer, juste après mon départ : "cette fois-ci nous sommes débarrassés d’Edmond, c’est la Gestapo qui le réclame". Vieux salaud ! Je ne me souviens plus si cette conclusion est de moi ou des collègues allemands.
Nous nous sommes installés dans la captivité
mais nous arrivons à un tournant
Nous sommes à la mi-décembre 1944, depuis octobre le front est stabilisé sur la Vistule à moins de cinq cents kilomètres ; il faut aux Soviétiques, chaque fois qu’ils marquent un arrêt, environ trois mois pour se préparer à l’offensive suivante, l’Armée Rouge se mettra bientôt en mouvement pour, soit marcher directement sur Berlin qui n’est qu’à soixante quinze kilomètres d’ici soit, plus probablement, s’arrêter sur l’Oder et regrouper ses forces avant l’assaut final. Francfort va donc forcément se trouver, à un moment ou à un autre, dans la zone des combats et la guerre se terminera vraisemblablement en janvier ou en avril.
En arrivant en Allemagne j’avais été frappé, lors de mes premiers contacts avec les prisonniers de guerre, par le fait que l’idée du retour en France semblait absente de leurs préoccupations, ils étaient là depuis trois ans déjà et ils semblaient s’être installés dans la captivité ; je m’en étais étonné et l’un d’eux m’avait dit : "les premiers temps c’était très pénible de penser à ceux que j’aime, à la maison, au pays puis petit à petit tout cela s’est un peu estompé, je ne ressentais plus cette sorte de déchirement du début ; je ne les ai pas oubliés, je les retrouverai mais, pour le moment ils existent ailleurs, non seulement loin d’ici mais dans un autre monde..."
Maintenant nous en sommes également là, nous savons bien que la guerre finira, que l’Allemagne sera battue ; nous reverrons la France, du moins la plus grande partie d’entre nous mais nous n’en parlons pas, il est très rare que quelqu’un dise : "quand je serai de retour chez moi" comme si cela devait se passer dans un autre temps sans rapport avec celui dans lequel nous vivons. Prendre de la distance par rapport à notre vie antérieure était certainement nécessaire pour que le temps présent soit supportable, de là peut-être aussi la difficulté de dire ce que nous avons vécu, nous étions "ailleurs". L’avenir est incertain, la guerre va déferler sur l’Allemagne et, civils ou prisonniers, nous y laisserons des nôtres. La méconnaissance que nous avons de ce qui se passe réellement sur une ligne de combat nous fait probablement exagérer les risques mais ces risques n’en sont pas moins réels.
Avec Erika pourtant je faisais des projets d’avenir, nous avions décidé d’unir nos vies et de vivre en France mais ce n’étaient pas des projets concrets, nous le sentions bien, c’étaient des projets si...
Un soir, alors que je ne l’attendais pas elle est venue me dire que sa mère était au buffet de la gare, entre deux trains et qu’elle serait heureuse de me voir ; elle était avec son dernier né qui avait sept ou huit ans, nous avons bavardé en fumant quelques cigarettes que nous avons roulées avec le tabac de son paquet ou du mien puis le train l’a emportée vers sa destination. Je ne devais la revoir qu’à Clermont Ferrand lors de mon ultime rencontre avec Erika à l’issue de la procédure de divorce. "Ainsi va la roue des choses à laquelle les hommes sont liés, selon ce que le vieux lama enseignait à Kim".
J’ai pris mon service au transport des sacs, je suis adjoint à une équipe de trois prisonniers de guerre français ; sous la direction de Karl, le chauffeur allemand nous faisons la navette, dans les deux sens, entre la gare et la Feldpost. Karl a été prisonnier en France pendant la guerre 14-18, il en a conservé un mauvais souvenir mais il souhaite, dit-il, que nous ayons une meilleure vie que celle qu’il a eue. Quant aux trois compères ce sont : Walter, un représentant de commerce, Tonin un musicien professionnel et Robert, fonctionnaire des impôts ; leur principal centre d’intérêt est... les femmes.
Le chauffeur et un aide auraient facilement suffit au travail ; quelques rotations Feldpost-gare et vice-versa, entrecoupées d’assez longues périodes d’attente occupent la journée. C’est pourtant une activité intéressante, le camion n’est pas très grand, la caisse a des ouvertures vitrées protégées par un grillage, on peut difficilement voir ce qui se passe à l’intérieur, le voyage que nous faisons à l’arrière est assez long et il nous reste suffisamment de place pour être à l’aise, cela nous permet de nous "ravitailler" en toute tranquillité et de remettre tout en ordre avant l’arrivée. J’ai parfois, particulièrement avec Tonin, quelques débats de conscience mais il est évident que si nous pouvions faire en sorte qu’aucun courrier ne parvienne au front, nous le ferions, nous ne sommes pas là pour faire fonctionner correctement les services allemands, alors...
Nous nous entendons fort bien ensemble, nous avons tous vécu à Paris avant la guerre, nous avons des centres d’intérêt convergents et de nombreux sujets de conversation. Par leur intermédiaire j’ai beaucoup fréquenté les prisonniers de guerre, je suis souvent allé au commando installé dans un abattoir désaffecté, j’y ai même plusieurs fois dormi, toutes choses strictement interdites. Pour expliquer ce que j’y allais faire il faut que je parle des rapports des femmes allemandes avec les Français, prisonniers ou civils.
Nous sommes des hommes jeunes, nous sommes même les seuls hommes jeunes sur place puisque les Allemands qui ont, jusqu’ici, échappé au massacre sont éparpillés sur tous les fronts et des rapports se développent forcément entre les femmes et nous, les règlements, les menaces de sanctions n’y peuvent rien. La vie est là avec ses pulsions, ses désirs encore peut-être accentués par la précarité de l’existence, l’incertitude de l’avenir ; la vie de chacun, de chacune peut se terminer brutalement demain, la semaine prochaine, le mois prochain, dans ce cas quelle importance pourrait bien avoir ce qui se serait passé les jours ou les semaines précédents ? Il y a, le plus souvent, un besoin d’affectivité, d’appui réciproque mais aussi, parfois la simple recherche d’un moment d’oubli, peut-être même une forme de révolte de ces jeunes à qui on vole une part de vie pour satisfaire l’ambition d’un fou. Et puis nous sommes des Français, jouissant d’un certain prestige, fondé ou non auprès d’une grande partie de la population, particulièrement celle qui n’a jamais accepté le nazisme.
Les Français ne tombent pas sous le coup des lois raciales punissant très sévèrement la "profanation raciale" (Rassenschande), c’est-à-dire les rapports sexuels entre les femmes allemandes et les "races inférieures" (Untermenschen) ; les rapports entre Allemandes et Français civils ne sont donc pas défendus mais soumis aux règles du droit commun qui interdit, sous peine de sanctions sévères, les rapports avec les femmes des mobilisés. Pour ce qui concerne les prisonniers de guerre, par contre, c’est l’interdiction totale assortie d’une peine disciplinaire, en général trois ans de forteresse et pour la "complice" une peine de prison.
A priori faire l’amour avec un prisonnier est une aventure risquée et, en outre le prisonnier n’a qu’une liberté limitée, il est enfermé le soir dans son commando ; pas facile dans ces conditions de le rencontrer.
En principe le prisonnier devrait être amené par un gardien sur son lieu de travail et raccompagné, en fin de journée dans les mêmes conditions, on ne devrait donc jamais le rencontrer seul hors de son camp. C’était ainsi au début mais maintenant il se rend sans escorte au travail et revient de même ; il est, par contre, toujours enfermé et gardé la nuit, après l’appel du soir, vers vingt heures. Si l’on résume : travail dans la journée, nuits sans liberté, cela ne semble guère laisser de possibilités mais il convient d’y regarder d’un peu plus près.
Tout d’abord les contacts au travail sont nombreux, il est facile de lier connaissance, il y a aussi les "viens chez moi, il y aura un copain avec lui" ou encore "viens avec moi elle amènera une copine", une sorte de racolage ? Non, plutôt une recherche de contacts qui débouchent ou ne débouchent pas sur autre chose. Qu’on ne se méprenne pas, tout ceci ne concerne qu’une faible minorité, bien des conditions doivent être réunies : il faut, au moins parler un peu la langue (il est des moments où la présence d’un interprète n’est guère pensable), il faut disposer d’un endroit sûr où on ne risque pas d’être vu entrant ou sortant et la plus grande prudence est nécessaire.
Si le prisonnier n’est pas dans la chambrée au moment de l’appel il faut que quelqu’un d’autre y soit à sa place, les gardiens veulent leur compte de bonshommes ; c’est là que nous, les civils intervenons. J’ai, à demeure au local, une capote militaire que j’endosse par-dessus mes vêtements afin de pouvoir entrer ainsi, avec un groupe, au commando et à l’heure de l’appel il ne manque personne. Le gardien, s’il y regardait de plus près, pourrait se rendre compte qu’il y a, dans le nombre, un ou plusieurs visages inconnus mais les cigarettes américaines, le chocolat contenus dans les colis de la Croix Rouge ont un effet direct sur son manque d’attention.
L’usage veut qu’un camarade du prisonnier absent s’occupe du civil et lui prépare le soir un bon repas ; avant l’extinction des feux il y a le rite quotidien de la lecture du communiqué de la radio britannique. Le commando 413 est important, il y a parmi les prisonniers des professionnels de presque toutes les branches d’activité si bien qu’il a réussi à s’équiper d’un poste émetteur-récepteur qui assure la liaison avec Londres ; les Allemands n’ont jamais pu le trouver malgré qu’ils aient repéré et à peu près localisé des émissions. Tous les soirs le radio passe dans chaque chambrée lire le communiqué du jour. Après une nuit tranquille, un bon petit-déjeuner avec du vrai café (soluble), il ne reste plus qu’à s’éclipser en passant sous les barbelés.
Je suis de plus en plus inquiet devant les imprudences de mes camarades qui s’enhardissent au fil des jours, "fauchant" n’importe quoi, dans n’importe quelles conditions et, plus grave, si au début il n’était pas question de marché noir mais simplement de se procurer les moyens de vivre un peu mieux et, éventuellement de dépanner d’autres gars plus mal lotis, certains se lancent maintenant dans un trafic qui prend de l’ampleur, trafic sans but. Que peut espérer Roger, par exemple, qui sort des colis entiers de la gare, surtout du linge, des sous-vêtements qu’il écoule ensuite je ne sais trop où ? Il gagne de l’argent mais il paraît hautement improbable qu’il puisse, la guerre terminée le ramener en France et en profiter. A ce niveau il faut des complicités qui ne sont pas toujours fiables ; mes mises en garde ne servent à rien et, ce soir, en rentrant du travail je trouve le local en ébullition : un des complices de Roger, un Letton, a été pris sur le fait et arrêté ; il s’est effondré, a pleuré, paraît-il toutes les larmes de son corps, a demandé à s’engager dans les Waffen S.S. et dénoncé Roger, déjà arrêté lui aussi.
Sur sa lancée la police, qui a trouvé dans le placard du Nivernais une chemise de marque allemande dans son emballage d’origine et quelques petites choses de moindre importance, le soupçonne fortement de vol mais ils l’ont laissé en liberté en le prévenant qu’ils viendraient le chercher, pour l’interroger, le lendemain matin. Mes différentes aventures m’ont donné, je crois, un peu d’expérience et nous examinons ensemble la situation qui, à mon sens se présente ainsi : ou bien les chances de s’en sortir sont trop faibles et il faut qu’il se sauve ou bien il y a de fortes probabilités pour qu’il se sorte sans dommage de l’interrogatoire de police et il faut qu’il l’affronte, après réflexion c’est cette deuxième solution qui est retenue, nous définissons un système de défense et je lui conseille de s’y tenir même si on lui répète que c’est invraisemblable. Après deux ou trois jours de garde à vue nous le voyons revenir ayant toutefois reçu une gifle d’un flic excédé de n’avoir rien pu tirer d’autre de lui que l’histoire qu’il avait bâtie et qu’il répétait inlassablement ; ce n’était pas cher payé.
Deux ou trois jours après le déclenchement de l’affaire j’apprends que Roger est à Schwetig et fait partie d’un commando qui travaille à l’usine à gaz ; j’ai des chances de le voir, notre camion marche au coke et nous allons fréquemment nous y ravitailler mais le jour où j’y arrive si je trouve facilement le commando, il n’y a plus de Roger, il s’est évadé la veille.
Dans la journée on me prévient qu’il faut que j’aille le soir au 413 ; il ne s’agit pas de prendre la place d’un prisonnier qui va découcher encore qu’il soit prudent de prévoir que je ne pourrai peut-être pas repartir avant le lendemain matin, on m’expliquera là-bas. Dès mon arrivée on m’emmène vers un "prisonnier", le nez chaussé de lunettes noires mais dont la silhouette m’est familière, c’est Roger. Une équipe allant chercher du coke a réussi à l’intercepter et le voilà maintenant à l’abri.
- Toutes mes affaires qui sont restées au local ne valent pas grand chose mais il reste aussi un complet auquel je tiens, ne pourrais-tu pas le mettre à l’abri, peut-être à Berlin chez Erika, en attendant la fin de la guerre ?
- Bien sûr, elle ne refusera certainement pas, elle vient demain, je le lui donnerai.
Quant à Roger il n’avait plus d’autre solution que de partager le sort des prisonniers jusqu’à la fin.
Le lendemain, après le travail je prépare une valise pour Erika, j’y mets une partie de mes propres affaires puisque, la guerre terminée, je me retrouverai probablement à Berlin et qu’il n’est pas certain que je quitterai Francfort dans des conditions normales. Il me reste peu de temps avant son arrivée, je fais vite, récupère le complet dans la penderie commune, séparée simplement par un rideau de la grande salle, je le joins au reste, boucle la valise qu’Erika emporte. Le dimanche suivant, à Berlin, en rangeant le complet je trouve dans les poches deux billets de tram et un agenda tchèque, je n’y prête guère attention, pourquoi Roger n’aurait-il-pas eu un agenda tchèque ?
Le dimanche six janvier j’avais manqué le train de nuit qui me permettait d’être à Francfort le lundi matin à l’heure de la prise de service ; une absence injustifiée m’aurait valu de sérieux ennuis et en arrivant j’étais allé directement chez le médecin prétendant avoir fait une chute dans la rue enneigée et glissante, je l’avais convaincu que mon poignet gauche était si douloureux que je pouvais plus utiliser ma main ; j’avais obtenu trois jours de congé mais si la même aventure m’arrive encore une fois je n’ai plus guère de solution. J’en parle à Karl qui me propose, tout simplement de ne pas signaler mon absence le matin et de me récupérer en fin d’après-midi pour que je l’on me voie au moins au moment de signer le registre de présence.
Le lundi quinze janvier j’arrive à la gare vers trois heures de l’après-midi, trop tôt pour rejoindre l’équipe ; il fait froid, je me réfugie dans un café et, dès l’entrée, un journal sur une table attire mon attention, la première page est barrée, sur toute sa largeur par un grand titre : "Tout le front de l’est en flammes", ça y est, ils sont partis, l’offensive soviétique a commencé le 12 à partir de la Prusse Orientale au nord, de la Vistule au centre, juste en face de nous. Les Allemands n’ont plus les moyens de les arrêter, même pas de les ralentir, ils seront bientôt là, une période décisive commence pour nous.
La guerre nous a rejoints
Le soir, au local, l’offensive soviétique est le principal sujet de conversation : à quelle vitesse se développera-t-elle, quand seront-ils à Francfort et où s’arrêteront-ils ? Sur la rive droite ou traverseront-ils le fleuve ?
Au début de la semaine du 15 au 21 la vie continue à peu près normalement mais dès le jeudi 18 le trafic ferroviaire est perturbé en direction de l’est et les itinéraires d’acheminement du courrier se réduisent considérablement, la progression des Soviétiques paraît rapide.
Le lundi 22 nous commençons à voir arriver des trains de réfugiés, ce sont des scènes épouvantables : il fait très froid, les gens se sont entassés partout où ils le pouvaient, même dans les cabines de serre-frein, tout le monde fuit devant les Russes que Goebbels a décrit comme des barbares, massacrant tout sur leur passage ; tout le monde fuit, les malades, les vieillards, même ceux qui sont incapables de supporter un voyage dans ces conditions si bien que lorsque le train arrive en gare et que les gens valides sont descendus il reste toujours quelques morts à sortir, d’autres, qui tiennent encore debout s’effondrent dans la rue de la gare en allant au centre d’accueil aménagé à la hâte ; on les recouvre d’un manteau ou d’une couverture et tout le monde passe à côté, indifférent.
La plupart de ces réfugiés viennent de Poznan, ville polonaise que les Allemands ont rebaptisée Posen pour en faire le chef-lieu de la province annexée du Warthegau. Poznan n’est qu’à cent trente kilomètres de Francfort, les événements vont maintenant se précipiter d’autant plus que l’armée allemande ne semble plus avoir grand chose à opposer à cette avance rapide
A la fin de la semaine nous n’avons pratiquement plus de travail, la Feldpost arrête son activité et un matin nous apprenons que les prisonniers de guerre ont été évacués vers l’ouest au cours de la nuit. Quelques petits groupes de militaires traversent la ville, c’est la débâcle, un tank passe remorquant trois camions, il n’y a même plus assez d’essence pour ramener les véhicules encore à l’est de l’Oder. Au sud de la ville, sur le pont de l’autoroute passent quelques convois, peu nombreux, ce qui, de la fière armée allemande, a réussi à échapper aux Soviétiques.
Le vendredi 26 janvier je retrouve, au réfectoire, mes anciens collègues de Reppen, eux aussi sur la route de l’exode. Au moment où ils sont partis ils apercevaient les lueurs d’un énorme incendie dans la direction de Meseritz qui n’est qu’à un peu plus de quarante kilomètres de Francfort. En tendant l’oreille on entend la canonnade dans le lointain.
C’est à cette période que Matsoura, un Tchèque, me demande si je n’aurais pas emporté son complet à Berlin au lieu de celui de Roger. Je ne crois pas mais je propose que l’on regarde dans la penderie, si j’ai confié à Erika le complet de Matsoura au lieu de celui de Roger celui-ci doit encore être ici ; nous regardons soigneusement partout, aucun des deux complets n’est là. Je repense alors à l’agenda tchèque dans la poche de celui qu’Erika a emmené et je demande à Matsoura de me décrire aussi précisément que possible ce qu’il y avait dans ses poches, aucun doute n’est possible, c’est bien le sien qui est chez Erika. Comment le récupérer ? On ne peut plus aller à Berlin, seules circulent quelques rames réservées aux évacués, principalement des femmes et des enfants, probablement aussi à quelques ayants droit munis d’autorisation, il ne faut pas songer à prendre ces trains. Matsoura se concerte avec ses camarades et revient me trouver, menaçant
- Tu m’indiques l’adresse de ta copine à Berlin ou je porte plainte -
- Viens avec moi dehors, je vais t’expliquer ; au fait tu m’as bien dit que tu portes plainte si je ne te donne pas l’adresse ?
- Oui.
- Et si je te donne l’adresse, tu ne portes pas plainte ?
- Non.
- Et alors, à quoi va-t-elle te servir cette adresse si tu ne portes pas plainte ?
- Ben...
- Ne te fatigues pas, cette adresse tu ne l’auras jamais ; prête l’oreille, tu n’entends rien ?
- Non.
- Même pas le canon, là bas vers l’est, pas très loin ?
- Oui, mais quel rapport avec mon complet ?
- T’es encore plus con que je le pensais (en français dans le discours).
- Was, was ?
- Je disais seulement que tu manques du plus élémentaire bon sens, réfléchis un peu : Je ne peux plus aller à Berlin, il n’y a plus de trains réguliers, crois-tu que les flics vont aller le chercher eux-mêmes ton complet ? Penses-tu que, dans la situation actuelle ils vont s’occuper d’une affaire banale, de si peu d’importance entre deux étrangers ? S’ils enregistrent ta plainte tu peux être sûr qu’ils ne la transmettront pas à leurs collègues de Berlin.
- ça m’est égal, si tu ne me donnes pas l’adresse, je porte plainte.
- écoute-moi bien : je ne sais pas s'il me sera possible dans les jours ou les semaines qui viennent d’aller chercher ton complet, cela se présente plutôt mal mais on ne sait jamais ; si tu portes plainte, je ne ferai pas le moindre effort et ton complet, même s'il y a une possibilité, tu ne le reverras jamais. Tu sais très bien que je n’ai pas voulu te voler, si un de tes copains ne s’était pas empressé de faucher celui de Roger dès son arrestation je n’aurais certainement pas fait de confusion, je me suis trompé, c’est tout et je ne peux pas faire de miracle. Si je te donnais l’adresse cela ne changerait rien, encore une fois la police ne va pas organiser une expédition spécialement pour ton complet et je ne donnerai jamais cette adresse, ni à toi, ni à la police.
- Oh !, ils sauront bien te la faire dire.
- Eh ! ben dis-donc, mon pote t’es une belle ordure ! (en français)
- Was ?
- Rien, dépêche-toi d’aller porter plainte...
Porter plainte cela passait par Gunsch, voilà donc Matsoura parti avec deux de ses camarades en direction du bureau où ils restent une grande demi-heure avant de revenir en me disant que Gunsch veut me voir.
Son attitude à mon égard a bien changé depuis le jour de mon arrivée, elle est devenue presque cordiale. Il n’ignore pas l’existence d’Erika puisqu’il a trouvé deux lettres dans ma poche et qu’il m’a donné l’autorisation de me rendre à Berlin pour nos fiançailles mais il n’a pas son adresse. Au moment de l’arrestation de Roger et du Nivernais j’avais parlé avec lui de cette affaire et je ne lui avais pas caché que j’avais aidé mes camarades autant que je l’avais pu, soit par des conseils, soit par la mise à l’abri ou la destruction des choses compromettantes. Une partie de ce qu’il savait ou de ce que je lui avais dit confirmait déjà ce que Matsoura avait certainement déclaré mais je ne m’inquiétais pas vraiment de la plainte et c’est assez tranquille que je suis arrivé dans le bureau.
- Vous avez cru emmener à Berlin, chez une camarade, le complet de Roger et par erreur c’est celui de Matsoura que vous avez pris ; vous l’avez avoué, devant deux de ses compatriotes qui confirment et maintenant vous refusez de lui donner l’adresse de votre amie.
- Moi, je n’ai rien emmené à Berlin et, par voie de conséquence, je n’ai rien avoué parce que je n’ai rien à avouer. Si Matsoura et ses camarades ont compris cela c’est que je me suis mal exprimé, l’allemand n’est pas ma langue maternelle et je ne le maîtrise pas bien -.
- Oh ! Les trois Tchèques parlent assez bien allemand et vous parlez encore mieux qu’eux, il ne peut pas y avoir eu malentendu -.
Je le remercie de son appréciation avant de lui faire remarquer qu’il ne s’agit pas de porter un jugement sur ma connaissance de la langue mais bien d’enregistrer ma déclaration et que je déclare derechef que ma connaissance de la langue allemande étant assez rudimentaire etc... Il admet que j’ai raison, rédige la déclaration que je signe. Il ne m’a pas parlé des relations que je pourrais avoir à Berlin et ne m’a surtout pas demandé l’adresse d’Erika ; je serais fort surpris que ces papiers aient quitté le tiroir de son bureau ; en tous cas je n’en ai jamais plus entendu parler.
En revenant à la salle j’essaie d’émouvoir Matsoura : te rends-tu compte, tu seras peut-être là demain quand deux Schupos viendront me chercher, es-tu certain que tu n’auras pas, quand tu verras ma silhouette s’estomper tout au bout de la Gubenerstrasse, une larme pour ton camarade dont le sort est incertain ? Non il est sûr, il n’aura pas une larme. Je lui conseille, en guise de conclusion, de bien surveiller la petite place afin de ne pas manquer le Schupo qui lui rapportera son complet. Matsoura avait la même taille que moi et le complet m’a fait un long usage. Je crois que, malgré son attitude, je le lui aurais ramené si j’avais pu mais ce ne fut pas possible.
Il n’y a plus de courrier régulier, nous n’allons plus au travail, nous flânons dans la ville en essayant de glaner des renseignements mais personne ne sait rien. Le lundi 29 la canonnade, qui semble venir plus du nord que de l’est, se rapproche ; en fin d’après-midi je suis dans un café avec Zeph quand un homme affolé, hors d’haleine entre et s’adresse à la serveuse qu’il semble bien connaître : "j’arrive à bicyclette de X. (j’ai oublié le nom de ce village, maintenant polonais à huit kilomètres de Francfort) quand je suis parti les Russes entraient dans l’agglomération par l’est et étaient accrochés par quelques-uns uns des nôtres, j’ai foncé à toute vitesse mais je n’ai vu sur mon parcours ni soldats, ni chars, ni canons, il n’y a rien entre X. et Francfort, ils seront ici dans deux heures".
Deux heures après, puis trois, puis quatre, la nuit est tombée, la ville est toujours aussi calme, la canonnade ne se rapproche pas, rien ne se passe. Toujours avec Zeph qui ne me quitte guère je traverse l’Oder pour aller dans la partie de la ville située à l’est du fleuve, il n’y a pas la moindre activité militaire, le pont n’est même pas gardé et pourtant les Soviétiques ne sont pas loin, en prêtant l’oreille on entend même de temps en temps des rafales d’armes automatiques. Nous ne comprenons plus, il n’y a visiblement pas de forces allemandes pour s’opposer à l’avance russe, à la traversée du fleuve ou même à la conquête de la ville et l’Armée Rouge qui, dans l’après-midi était à moins de dix kilomètres, n’arrive pas ; il ne nous reste qu’à aller dormir...
Le lendemain matin il y a quelques soldats allemands dans la ville ; ah ! un impact d’obus est visible dans la façade d’un immeuble, nous sommes donc à portée de canon des Soviétiques ; je traverse le pont toujours pas mieux gardé, sur la rive orientale il y a aussi quelques militaires mais pas de chars, pas d’artillerie ; par contre j’entends plusieurs obus arriver sur le quartier, je juge plus prudent de regagner l’autre rive. Au cours de la journée des obus commencent aussi à y tomber, ce ne sont que des tirs sporadiques, de rares obus isolés, il suffit de ne pas se trouver là où ça tombe... La gare est particulièrement visée, elle est d’ailleurs bien visible de la rive est, le quartier est malsain et notre local n’en est pas loin...
Il semble bien que l’Armée Rouge n’aie pas l’intention de traverser le fleuve par ici et, en face de Francfort, se soit même arrêtée avant de tout à fait l’atteindre. On dit qu’à vingt kilomètres au nord, dans la région de Küstrin elle aurait traversé l’Oder et conquis la ville. Au sud, vers Fürstenberg, il est fort probable qu’elle soit déjà à l’ouest. Nous sommes sur le front, aux premières loges, mais nous ne parvenons pas à savoir ce qui se passe à deux kilomètres.
L’armée allemande commence à s’organiser sur la rive ouest, les étrangers, qui n’ont plus rien à faire, sont récupérés pour participer à la défense de la ville. Notre première sortie nous amène dans la cour d’une école où doit s’installer un poste de commandement ; de petites tranchées dans lesquelles on doit mettre un câble téléphonique, sont déjà creusées, on me demande de traduire à mes camarades quelques conseils d’exécution ; tout d’abord je proteste auprès du sous-officier que l’on nous emploie à une activité militaire, il me rétorque que nous ne sommes pas prisonniers de guerre et que, de ce fait, rien ne l’interdit, je n’en suis pas si sûr mais il ne servirait à rien d’insister. Je prends toutefois conscience que je leur apporte une aide certaine en servant d’interprète, le lendemain matin je préviendrai mes camarades que je refuse de parler allemand dans ces conditions et qu’ils veillent à ne pas se tourner vers moi quand ils ne comprennent pas. Pour le moment j’adapte, à ma façon, ce que l’on m’a demandé de traduire en expliquant à l’équipe qu’il leur faut, quand ils sont sûrs qu’on ne les voit pas, récupérer les morceaux de verre ou les pierres coupantes qu’ils pourront trouver pour les poser directement sur le câble avant de le recouvrir de terre.
On ne nous presse pas, nous restons dans la cour sans surveillance et le travail n’avance pas, nous ne resterons qu’environ quatre heures sur place avant qu’on nous libère. Soudain j’entends un ronflement caractéristique, c’est un obus qui arrive et qui est à bout de course, est-il pour nous ? Il ne nous faut qu’une fraction de seconde pour être à plat-ventre, l’obus passe au-dessus de la cour et explose de l’autre côté de la rue, heureusement un petit muret nous a protégés des éclats, nous nous relevons et allons vers le point d’impact où une scène surprenante nous attend, l’obus a éclaté à la base d’un mur en briques, par quel miracle a-t-il réussi à ouvrir une brèche d’un mètre et demi de haut sans causer de dégâts à l’intérieur de la pièce, une cuisine assez vaste ? Toujours est-il que, dans le fond de cette cuisine une jeune femme est debout, indemne mais pétrifiée, une poêle à frire à la main...
Le réfectoire de la poste continue à fonctionner, nous y prenons nos repas et, au local, un Tchèque prépare et distribue chaque matin le café-ersatz ; deux fois par semaine il nous distribue aussi pain, marmelade, margarine et saucisson. Un soir il me demande si je veux bien assurer la préparation et la distribution du café le lendemain matin prétextant qu’il sort et craint de ne pas être de retour à l’heure ; je m’étonne qu’il ne demande pas cela à un de ses compatriotes, il paraît qu’il sera plus tranquille si je m’en charge, je veux bien.
A quatre heures je me lève sans bruit et je traverse la cour pour allumer le fourneau que le Tchèque a préparé. Quand le feu est bien parti et qu’il ne reste plus qu’à attendre que l’eau bouille je retourne dans le dortoir où une surprise m’attend, tous les Tchèques sont partis, les armoires sont vides et personne n’a rien entendu. La frontière de leur pays est à environ cent cinquante kilomètres, ils ont pris la route du retour, bonne chance les gars !
A huit heures quand Gunsch arrive il est surpris de me trouver dans la cambuse, je lui explique qu’il a perdu une partie de son effectif, cela semble le laisser indifférent, il me dit seulement : "puisque vous êtes là, restez-y". Dans l’après-midi arrive un groupe d’une trentaine d’Italiens qui prennent la place des Tchèques et l’affaire est classée.
Je ne retourne pas sur le terrain avec les autres, je prépare le café, je vais chercher, avec une remorque derrière un vélo le ravitaillement à l’intendance de la poste et je le répartis. J’ai des loisirs et on se promène tout à fait librement dans la ville, je vais voir les copains qui sont censés creuser des tranchées le long de l’Oder, ils "n’en fichent pas une secousse", je bavarde parfois assez longtemps avec eux sans qu’on les rappelle au travail ; de temps en temps des balles venues de l’autre rive sifflent au-dessus de nos têtes mais nous sommes bien à l’abri derrière le parapet qui canalise le fleuve à cet endroit-là.
Les militaires allemands n’ont plus le moral, ils savent bien qu’ils n’arrêteront pas "les Russes" (les Allemands disaient toujours "les Russes") et qu’ils ne gagneront plus la guerre, c’est fini ; ils font ce qu’on leur dit de faire mais sans conviction, d’autant plus que les cadres, les sous-officiers du moins, ne semblent pas plus motivés qu’eux.
Derrière un immeuble un canon tire, je m’en approche, un soldat est installé sur un balcon avec une paire de jumelles et corrige le tir de temps à autre. Cette scène, pourtant banale sur le front, m’impressionne ; pour la première fois je vois de mes propres yeux envoyer la mort. J’assiste aussi, du monticule où se trouve la gare, à une attaque de Stukas, les bombardiers en piqué allemands, sur une position soviétique, de l’autre côté du fleuve.
Je reviens à la gare, ce n’est pas trop l’endroit où séjourner, la verrière du hall est dans un triste état et l’intérieur a beaucoup souffert ; bientôt les trains s’arrêteront à la gare marchandises, dans un quartier moins exposé.
Un jeune soldat de la Wehrmacht m’interpelle :
- Tu es de Francfort ?
- En quelque sorte oui.
- Sais-tu où est le bordel ?
- Oui mais je crois que les filles sont parties, tu peux tenter d’aller voir mais je ne crois pas me tromper. Tu m’étonnes un peu, nous pouvons être volatilisés avant que j’aie le temps de finir ma phrase et malgré cela tu penses aux filles ?
- Justement, s’il ne reste plus longtemps à vivre autant en profiter une dernière fois.
C’est un point de vue...
Les débris de l’armée allemande se rassemblent tant bien que mal et, semble-t-il, une ligne de défense rudimentaire s’organise autour de la ville mais il n’y a pas de matériel lourd, pas un seul char et pendant tout le temps où je resterai à Francfort je ne verrai que deux canons et sur les diverses positions où j’irai je n’y rencontrerai que des soldats munis d’armes légères ; lorsque les Soviétiques lanceront, le 16 avril, leur dernière offensive qui les conduira à Berlin, il n’y aura pas de riposte du côté allemand.
Vers le quinze février notre situation va changer, un soir Gunsch nous prévient que nous devons déménager le lendemain, nous préparons les bagages et nous attendons les événements. En début d’après-midi nous quittons notre local. Gunsch est près du portail, serrant la main à chacun ; le groupe des six Français est le dernier à sortir ; je marche en tête et lorsque nous arrivons à sa hauteur, nous faisons un large écart à droite et refusons sa main tendue. Nous partons à pied, emmenés par un civil qui nous fait traverser toute la ville en direction du nord-ouest, nous continuons pendant au moins trois kilomètres dans la campagne pour finalement échouer dans un camp, à Boosen, près d’une petite halte de chemin de fer à l’embranchement de la ligne Francfort-Berlin et de celle qui va vers le nord, en direction de la Baltique. Nous sommes à peu près à sept kilomètres du centre-ville, suffisamment loin du front pour ne plus être exposés aux tirs de l’artillerie soviétique.
On nous désigne une baraque et nous nous y installons ; on ne nous a inscrits nulle part et il est évident qu’aucun dossier n’a suivi, nous n’avons plus d’identité et j’ai l’impression de commencer à échapper au système nazi où tout est si codifié et organisé.
Mais ce n’est pas notre local de Francfort, le camp est totalement enclos de barbelés et les issues gardées. Nous sommes entassés dans des chambrées avec des lits à trois étages où nous dormons directement sur la planche. On est mal nourris, "on la saute" ; le matin, après le traditionnel café-ersatz on nous donne notre ration journalière de pain avec un peu de saucisson et de margarine, c’est notre casse-croûte de midi ; le soir nous avons droit à une assiette de liquide clair avec un peu de céréales et, parfois, quelque chose qui ressemble à des parcelles de viande.
Notes
12 janvier, départ de l’offensive de Gumbinen, en Prusse Orientale et de la Vistule au centre, les troupes franchissent de 20 à 30 kilomètres par jour les chars de 40 à 50 kilomètres.
Le 16 Joukov déborde Varsovie par le sud, le 17 la ville tombe.
Le 19 Cracovie tombe
Le 20 janvier, dans la nuit alors que commence l’évacuation de Poznan, les troupes soviétiques atteignent la frontière allemande.
Le 22 les réfugiés de Poznan commencent à arriver à Francfort.
Le 27 les Soviétiques franchissent l’Oder au sud.
Le 30 les Soviétiques franchissent l’Oder à Küstrin, à 20 km au nord de Francfort.
Le 23 février les combats cessent à Poznan.
C’est la chienlit !
Tous les matins, vers huit heures et demie on nous emmène travailler "aux fortifications", parfois jusqu’en toute première ligne. Il n’y a pas de combats à proprement parler, quelques obus par-ci, par-là, quelques rafales d’armes automatiques ou bien encore, quand nous sommes tout proches des lignes soviétiques, leurs tireurs d’élite, paraît-il le plus souvent des femmes, munis de fusils à lunette tentent de faire un carton sur nos silhouettes qu’ils devinent de loin ; quelques avions isolés mitraillent, on ne sait au juste quoi en passant. Tout cela est si sporadique que nous n’avons aucune possibilité de nous mettre à l’abri ; ce doit être cela la "roulette russe".
Dans la ville il s’agit de construire des barricades en utilisant les pavés ou de creuser des tranchées. Dans la campagne c’est à peu près la même chose mais il n’y a ni pierres ni pavés, seulement du sable. La plupart du temps, quand nous arrivons, des tranchées sont déjà commencées et nous n’aurions pas de difficulté à continuer, tellement le sable est facile à creuser mais cela n’avance guère, nous ne travaillons pratiquement pas, nous ne montrons aucune bonne volonté et nos encadrants, surtout quand ce sont des militaires, ne se soucient guère du résultat, ils souhaiteraient seulement que nous soyons attentifs à la venue éventuelle d’un gradé et qu’à ce moment-là nous ayons au moins l’air de faire quelque chose. Ils ont l’expérience des précédentes offensives, ils savent parfaitement que ce que nous faisons ne sert à rien et qu’ils n’arrêteront pas l’Armée Rouge ; ils ne songent qu’a essayer de sauver leur peau en évitant, si possible, la captivité en URSS.
Le matin tout le monde sort des baraques et les équipes sont constituées au hasard ; la plus recherchée est celle qui va dans la ville, quarante au départ mais à l’arrivée elle a perdu le tiers de son effectif, les gars, préférant se promener librement dans Francfort, se sont défilés par les petites rues transversales au grand dam du responsable, un civil, qui voudrait bien remettre aux militaires l’équipe au complet. Quant aux soldats ils semblent indifférents au nombre de "travailleurs" qu’on leur amène et paraissent plutôt s’amuser de la colère du civil qui déplore, un matin, qu’on lui ait donné un revolver mais en lui interdisant de s’en servir pour nous empêcher de nous enfuir. Sur les chantiers de la ville il disparaît encore le tiers du reste vers midi ; ils partent à la recherche d’un restaurant qui sert encore le "Stammgericht", un plat uniquement composé de légumes mais servi sans tickets. Le soldat qui nous garde s’aperçoit qu’il manque du monde mais cela lui est tout à fait égal, il faut seulement partir quand il a le dos tourné sinon il nous rappelle, sans plus. En fin d’après-midi tout le monde se retrouve sur le chemin du retour et nous rentrons en groupe, non sans avoir fait une visite aux silos de pommes de terre qui se trouvent sur notre route, nous arrivons ainsi à nous alimenter à peu près suffisamment.
Le soir nous ne pouvons rien faire d’autre que de rester au camp, nous n’avons le droit de sortir qu’en groupe pour aller travailler ; il y a des passages sous les barbelés mais c’est sans intérêt, nous sommes trop loin de la ville où, d’ailleurs il n’y a plus de vie la nuit tombée. Il nous reste les soirées avec les Ukrainiens, de loin les plus nombreux et qui prennent tout cela avec un certain fatalisme ils sont très accueillants et nous allons, presque chaque soir, les retrouver, ils ont, avec eux, trois ou quatre femmes, les seules dans le camp, ils ont constitué un orchestre et on danse. Pour ce qui me concerne je reste habituellement assis, en compagnie d’un Italien avec lequel j’échange des appréciations sur les formes des danseuses qui virevoltent devant nous, c’est l’occasion d’enrichir mon italien rudimentaire de quelques expressions spécifiques que je ne transcrirai pas ici...
Le civil qui emmenait l’équipe de la ville a eu bien des difficultés avec nous ; il prenait son rôle très au sérieux (de mon temps en 14-18 !) comme si le sort de l’Allemagne dépendait de lui. Un soir, en rentrant au camp, il s’aperçoit que plusieurs gars, dont je fais partie, ont disparu au niveau des silos, il revient sur ses pas et nous trouve en train de faire tranquillement notre plein de patates "attendez un peu, il faut bien que vous rentriez au camp, je vous retrouverai au portail, vous ne m’échapperez pas" pour être aussi naïf on peut penser que s’il avait fait 14-18, il n’avait certainement jamais été prisonnier. Pauvre vieux, nous passons sous les barbelés avec nos pommes de terre et de la fenêtre de la chambrée nous le regardons faire le pied de grue devant le portail jusqu’à ce qu’il se lasse et disparaisse. Un matin il nous affirme avant le départ du camp que pas un ne s’échappera en cours de route et il fait en effet bonne garde, à cent mètres de la place où les militaires nous prennent en charge il ne manque personne mais il a la malencontreuse idée de doubler la colonne pour arriver fièrement en tête et déclarer : "Aujourd’hui les voilà vos quarante, il n’en manque pas un"... Hum !... fait le soldat, "il vaudrait peut-être mieux les compter" nous ne sommes plus que vingt-six, quand il nous a doublés quatorze ont fait demi-tour et disparu dans les rues latérales. Il est furieux, de ce jour nous ne l’avons jamais revu, peut-être a-t-il eu une attaque d’apoplexie sur le chemin du retour.
C’est amusant de jouer un bon tour à l’un ou à l’autre mais quand on a vingt-cinq ans et envie de vivre et qu’on se trouve exposé à tout instant il y a aussi des moments pénibles, on a parfois la conscience aiguë du danger et ce n’est pas très agréable ; ce danger, pourtant reste abstrait, je n’ai jamais vu, ni même entendu parler d’un blessé.
Mes rapports, avec les soldats sont bons, après tout nous avons le même âge, les mêmes dangers nous guettent et nous sommes tout à fait d’accord sur un point : nous aimerions bien être ailleurs.
Un matin nous arrivons, Zeph, un autre Français et moi sur une position de la Flak (défense contre avions), un canon est en batterie dans une sorte de cuvette circulaire d’environ quatre-vingts centimètres de profondeur et d’à peu près six mètres de diamètre, à côté un appareil de repérage au son et, en avant, une tranchée peu profonde à l’extrémité de laquelle deux soldats scrutent la campagne environnante, le fusil-mitrailleur à portée de main, c’est vers eux qu’on nous laisse. Ils tentent de nous expliquer qu’il faut approfondir la tranchée de cinquante centimètres. Nous faisons les idiots, répondant tranquillement "pas compris", en français, à tout ce qu’ils nous disent mais l’un d’eux se tourne vers moi : "toi le grand tu vas certainement comprendre : la tranchée on s’en fout, descendez vers nous, faites seulement attention et si vous voyez arriver un gradé ayez l’air de faire quelque chose", bon d’accord, des gradés on n’en a d’ailleurs jamais vu jusqu’ici.
Nous ne donnerons pas un coup de pioche de la journée, il fait très beau, la campagne a déjà ses couleurs de début de printemps sous le soleil de février. Nous sommes sur le bord d’un plateau, devant nous une vallée pas très large mais suffisamment profonde pour que l’on n’en voie pas le fond, où il doit bien y avoir une rivière. Sur notre droite une forêt nous bouche la vue, nous sommes au sud de Francfort, assez loin déjà puisqu’on nous a amenés en camion.
Nous sommes plus au sud que je le pensais, pas très loin de Fürstenberg où les Soviétiques tiennent une tête de pont importante à l’ouest de l’Oder me disent les deux soldats.
- Sont-ils loin d’ici ?
- Derrière la forêt, peut-être même à l’intérieur...
- Vous ne savez pas où exactement ? Mais alors il n’y a plus rien entre eux et nous ?
- Non, nous sommes le dernier poste d’observation en face des Russes et nous ne savons pas exactement où sont leurs positions ; il est possible qu’ils soient actuellement à deux ou trois kilomètres ou bien tout proches. Personne ne s’aventure plus sur l’autre versant du vallon, les prairies juste en face de nous, c’est le no man’s land et il ne serait pas prudent non plus de descendre vers le fond.
- Il serait donc possible que les Russes envoient, par exemple, une patrouille de reconnaissance et qu’ils débouchent soudain, directement devant nous sans qu’on puisse les voir arriver ?
- Oui, mais pour le moment le secteur est tranquille, il n’y a guère de risques, c’est tout ce que l’on peut dire.
Pas très rassurant tout cela, étonnant aussi cette position de la Flack si près des lignes soviétiques. Zéphirin à qui je viens d’expliquer la situation, pense que si les Russes arrivaient, il faudrait sortir de la tranchée les bras en l’air "ils verront bien que nous sommes des civils". Il vaut mieux pas, ami, une patrouille tire d’abord et se renseigne ensuite, sa sécurité est à ce prix, tout ce que tu pourrais faire c’est t’aplatir au fond de la tranchée et espérer qu’ils n’attaquent pas à la grenade. Heureusement il ne s’est rien passé.
C’est une situation originale et pas très confortable : les Soviétiques sont nos alliés et nous attendons impatiemment leur arrivée mais, pour le moment, s’ils attaquaient nous aurions le même sort que les soldats allemands, personne n’en sortirait vivant.
J’ai beaucoup parlé avec les soldats ; ce doit être deux copains qui se connaissent bien ; nous discutons tout à fait librement ensemble. Ils en ont assez de cette guerre perdue qui continue contre tout bon sens et essaient de supputer les chances qu’ils ont d’échapper à la captivité en U.R.S.S. : capitulation de l’Allemagne avant que les Russes les aient encerclés ou bien encore ils caressent l’espoir qu’à force de reculer en direction de l’ouest ils pourraient être faits prisonniers par les Alliés.
Une explosion ! En une fraction de seconde je suis aplati au fond de la tranchée, les soldats se moquent de moi : "tu ne fais pas encore la différence entre un impact et le départ d’un obus ?" C’est le canon qui vient de tirer, que se passe-t-il ? Le tube est pratiquement à l’horizontale, pointé sur l’autre versant de la vallée, à peine à un kilomètre à vol d’oiseau et le soldat introduit un nouvel obus dans la culasse, aurait-il repéré des Soviétiques ?
Non, m’explique-t-il : vois-tu, là bas cette espèce de grande remise en bois, au milieu de la prairie, en face ? Les Russes pourraient s’y dissimuler à la faveur de la nuit, pour couvrir une attaque par exemple, alors j’essaie de la démolir. Cela ne me rassure guère, c’est surtout, me semble-t-il, un bon moyen pour se faire repérer. Heureusement il ne tire que trois obus dont aucun n’atteint son but et abandonne.
Le danger est parfois encore plus présent : un matin nous sommes une douzaine qu’un civil dirige vers l’Oder et fait traverser le pont. A l’extrémité, côté est, deux soldats dans un trou veillent avec une mitrailleuse en position de tir, je ne suis pas très rassuré, je ne sais pas au juste où sont les positions soviétiques mais nous sommes à l’est du fleuve, chaque pas nous en rapproche dangereusement. Quelques centaines de mètres plus loin nous arrivons devant une baraque de chantier, au pied du flanc ouest d’une petite élévation de terrain, un endroit que je connais bien pour être venu souvent, en d’autres temps, m’y promener ; on distribue à chacun au hasard soit une pioche, soit une pelle-bêche et nous commençons à gravir le mamelon boisé, nous passons près de tranchées déjà creusées. Marchant comme à mon habitude le dernier je balance ma pioche dans l’une d’elles. Au sommet le civil répartit le travail ; quand il arrive à moi, toujours dernier, il s’étonne que je n’aie ni pelle, ni pioche, ne parvenant pas à obtenir d’explication il me ramène à la baraque d’où je repars muni d’une pelle-bêche ; en haut il m’explique, avec force gestes qu’il faut que je fasse une tranchée dans la direction qu’il m’indique. je tiens ma pelle aussi maladroitement qu’il est possible pour un fils de paysan morvandiau, découragé il conclut : "ce n’est certainement pas toi qui a inventé le travail", je retrouve mon allemand pour lui répondre : "si le travail restait à inventer, ce n‘est certainement pas ici et maintenant que je le ferais".
- Ah ! fait-il sans la moindre animosité, mais j’espère que tu sais te servir d’une pelle, tu en auras besoin ; au pied du coteau passe la route de Reppen puis, au delà il y a les vastes prairies que l’on voit d’ici et plus loin, la forêt, les Russes y sont installés, ils apercevront vos silhouettes et, comme ils s’ennuient, ils vous tireront dessus au fusil de temps en temps, de si loin ils ont fort peu de chances de faire mouche mais quand les balles sifflent il vaut mieux être à l’abri alors creuse ton trou et préviens tes copains.
Nous creusons rapidement et édifions un parapet du côté est ; c’était une bonne précaution, en effet, de temps en temps nous entendons le miaulement caractéristique des balles isolées qui passent heureusement toutes au-dessus de nos têtes nous passons la journée tranquillement assis dans nos trous en attendant qu’on vienne nous chercher pour rentrer.
Le dimanche nous restons au camp, ce n’est pas très gai aussi je décide de partir en reconnaissance dans les environs avec un double but : essayer de savoir à peu près où se trouvent les deux armées et aussi, s’il reste des paysans dans la région, trouver du ravitaillement, des œufs ou du lait. Il faut faire attention, nous sommes dans la zone des armées, sous administration militaire et nous n’avons, en principe, pas le droit de nous déplacer individuellement. Un seul Français qui, pour une fois, n’est pas Zéphirin se décide à m’accompagner ; c’est parfait ainsi, si je ne souhaitais pas partir seul je ne voulais pas non plus que nous formions un groupe repérable.
Nous traversons la route qui conduit à Selow et continuons notre chemin en direction du nord, c’est-à-dire de la région en face de Küstrin, à l’ouest de l’Oder où, dit-on les Soviétiques ont déjà pris pied ; nous devons être à une quinzaine de kilomètres des lignes. Je remarque, sur la gauche, une petite route qui conduit à un hameau que nous apercevons à environ un quart d’heure de marche : quelques maisons, certainement des cultivateurs, allons-y ; nous débouchons tranquillement entre deux bâtiments mais dès les premiers pas je retiens mon compagnon en lui faisant signe de se taire, je viens d’apercevoir deux soldats à l’angle d’une ferme, à plat-ventre derrière une mitrailleuse, l’endroit est malsain, nous sommes bien plus proches des lignes que je le pensais, à un avant-poste. Les Soviétiques ne sont pas loin et il est sage de faire demi-tour, de préférence en ne se faisant pas remarquer. Sur le chemin du retour, au carrefour de la petite route que nous avons empruntée, nous tombons sur un Feldgendarme en faction, la mitraillette à la main,
- D’où sortez-vous tous les deux ?
- Du groupe de maisons que l’on voit au bout de la route, je n’en connais même pas le nom.
- Vous n’avez pas vu la pancarte ? Il nous montre, accroché très haut dans un arbre, un écriteau qui indique : "Ne dépassez pas cette limite, vous entrez dans la zone des combats, à partir d’ici on tire sans sommation".
- A la hauteur où il est placé il y aurait fallu savoir qu’il y avait un panneau pour le lire.
- Au fait, je n’étais pas là quand vous êtes passés ?
- Non, il n’y avait personne ici.
Il semble réfléchir et probablement se souvenir qu’il s’est absenté un moment, il nous donne ce dernier conseil : "ne restez pas dans le coin, ça peut être dangereux".
Il n’y a personne sur les routes, pas de civils mais nous voyons arriver une petite carriole tirée par un cheval et conduite par un militaire de la Wehrmacht qui approche la cinquantaine, il s’arrête pour bavarder un peu, surpris de nous voir là. Je lui dis que nous étions partis avec l’espoir de trouver un peu de ravitaillement mais que nous rentrons bredouilles.
- J’ai un pain de l’intendance, il est déjà un peu rassis mais, si vous le voulez, je peux vous le donner.
Bien sûr que nous le voulons, nous remercions le soldat et rentrons au camp.
Ma situation se dégrade, je voulais, tout d’abord ne plus parler allemand pour ne pas les aider mais aussi pour prendre un peu de distance avec la guerre et, puisqu’on ne me demande même pas de travailler, attendre tranquillement les événements en espérant passer au travers des combats qui ne manqueront pas d’avoir lieu ici, un jour ou l’autre. C’est impossible, je ne parviens pas toujours à taire ma révolte et, dans la zone des armées où les officiers ont pouvoir de vie et de mort sur nous, ce peut être très dangereux.
Il me faut partir vite j’ai déjà trop joué
avec le feu
Un jour, en fin de matinée je suis, avec cinq ou six autres Français sur un chantier de la ville où, comme à notre habitude nous attendons que le temps passe quand on vient nous chercher, on nous regroupe avec une dizaine d’Italiens que l’on a aussi retirés d’un autre chantier et on nous emmène dans une forêt, à l’ouest de Francfort. Que se passe-t-il ? En cours de route j’essaie de me renseigner auprès de notre guide. Il paraît que l’on craint une attaque des Soviétiques à partir d’une de leurs positions à l’ouest du fleuve et qu’il faut vite aller renforcer les systèmes de défense. Bien sûr j’espère voir arriver l’Armée Rouge le plus tôt possible mais je n’ai guère envie de me trouver en face de leurs mitraillettes en compagnie de soldats allemands.
Notre guide ne devait pas être mieux renseigné que nous puisque lorsque nous arrivons sur la position nous y trouvons des soldats bien tranquilles près de débuts de fossés en U disposés en chicanes ; dans ces fossés seront dressés des troncs d’arbres, l’intérieur sera rempli de ce que l’on trouvera à y mettre et c’est sensé arrêter les chars ; au sujet de ces barrages une plaisanterie courait parmi les soldats :
- Combien de temps penses-tu que cela arrêtera les Russes ?
- Je n’en ai pas la moindre idée.
- Deux heures et quinze secondes, deux heures pour rigoler et quinze secondes pour passer de l’autre côté !
Tout a bien commencé, le soldat qui nous surveillait n’était pas plus exigeant que les autres et j’ai passé le temps en bavardant avec lui puis est arrivé un capitaine ; au lieu d’avoir l’air de travailler j’ai appuyé le menton sur la main qui tenait le manche de la pelle et je l’ai ostensiblement suivi des yeux ; le jeune soldat, au garde-à-vous, a encaissé un savon soigné.
Il n’était pas content le troufion :
- T’es pas chic, je ne vous emmerde pas et, au lieu d’être au moins discret quand un gradé arrive tu te comportes de telle façon que c’est moi qui trinque.
- Oui, c’est vrai, tu es plutôt sympa et, dans d’autres circonstances, nous deviendrions peut-être des amis mais tu portes un uniforme qui représente tout ce contre quoi je m’élève et mon attitude en face du capitaine, qui comporte certainement plus de risques pour moi que pour toi est un moyen d’exprimer ma protestation et n’est pas dirigée contre toi personnellement.
La conversation continue un moment sur ce ton ; que je me sois comporté ainsi sans lui en vouloir personnellement le dépasse visiblement ; ses plaintes on finit par m’agacer :
- Arrêtes-toi, sinon je m’en vais et j’emmène les copains avec moi.
- Je voudrais bien voir ça, dit-il d’une voix qu’il voulait plus ferme.
- C’est facile, regarde,
J’explique la situation aux Français et aux Italiens, d’autant plus facilement avec ces derniers que l’un d’eux est originaire du Haut Adige et parle fort correctement allemand, cela me permet en outre d’observer la réaction des soldats quand je propose que l’on s’en aille tous puisque je m’exprime dans leur langue. Le groupe décide à l’unanimité de partir ; je les préviens que je resterai le dernier et qu’il ne faudra pas faire un pas de plus si je donne l’ordre de s’arrêter.
Malgré les protestations des Allemands nous sortons tranquillement des fossés, pas plus profonds qu’à notre arrivée, une colonne se forme spontanément, je reste à l’arrière et, en réponse à mon "adieu et bonne chance à vous", je n’entends que des "arrêtez, vous n’avez pas le droit de partir" puis, quand ils comprennent que nous nous en allons vraiment, "revenez, vous êtes fous" mais aucune menace. Leur protestation se borne à ces quelques exclamations. Après le premier coude du sentier nous balançons nos pelles et nos pioches dans les fourrés et, heureux comme des collégiens ayant fait l’école buissonnière nous rentrons au camp en passant sous les barbelés.
Cette aventure qui s’est bien terminée m’a donné à réfléchir ; je crains de m’enhardir de plus en plus et les camarades ont tendance à me suivre, les Allemands risquent de s’en apercevoir. Il n’y a ici ni S.S. ni S.A. ni organisation visible du parti qui ferait régner brutalement l’ordre nazi, cela explique, en grande partie la décontraction des uns et des autres mais un simple sous-off de la Wehrmacht, plus teigneux que ses collègues peut décider, puisque nous sommes dans la zone des combats, de se débarrasser de moi sans autre forme de procès.
Le lundi 26 février il est grand temps de partir ; ce jour-là on nous a emmenés dans un parc où nous devons stocker des obus que des camions à chevaux nous amènent de la gare (les canons viendront peut-être plus tard), on ne nous presse pas mais il faut quand même travailler un peu, je commence, comme d’habitude à prétendre que je ne comprends rien, on me fait monter sur un chariot pour passer aux autres des caisses d’obus de 77, ce n’est pas très lourd mais je demande aux camarades de se mettre à quatre pour porter chaque caisse alors qu’un seul suffit, le charretier, un Russe volontaire de l’Armée Wlassow, cette armée que le général de ce nom avait essayé de constituer et de mettre au service des nazis et de laquelle il ne reste plus guère que quelques éléments épars, le charretier donc ose me dire d’aller un peu plus vite, je lui réponds par une bordée d’injures parmi lesquelles le mot "traître" domine, ma voix porte assez loin pour que les Allemands présents comprennent parfaitement, sans réaction de leur part.
Nous ne sommes pas loin de la poste centrale où le réfectoire doit encore fonctionner et il nous reste des tickets de repas, je vais essayer d’y emmener les copains. Je demande d’abord à un sergent de bien vouloir se renseigner pour savoir si nous pouvons nous absenter le temps d’aller manger, il va voir, la réponse est "non". Je pense que la sentinelle de garde à la porte du parc n’a peut-être pas d’instruction concernant les civils, c’est à essayer et... ça marche. Au réfectoire on nous donne notre repas sans problème et, au lieu de revenir immédiatement au parc, nous nous promenons dans la ville jusque vers seize heures trente, heure à laquelle nous revenons pour nous incorporer au groupe qui va rentrer. Je tombe sur le sergent qui a demandé pour nous, à midi, l’autorisation de nous absenter, il est furieux : "vous n’avez aucun sens de la camaraderie, vous vous êtes défilés et vous avez laissé les Italiens faire tout le travail à votre place, suivez-moi, je vais vous faire travailler, moi" ; il nous emmène, je ne sais où, d’un pas vif pendant que je continue à discuter avec lui :
- Si les Italiens veulent travailler consciencieusement pour l’Allemagne c’est leur affaire, pour ce qui nous concerne le sens de la camaraderie n’a rien à voir là-dedans, c’est normal que nous nous défilions, on nous a amené contre notre gré ici et maintenant on veut nous faire participer à une guerre qui n’est pas la nôtre.
- Je n’y suis pour rien.
- Peut-être, mais à l’instant même vous pouvez faire quelque chose.
- Et quoi donc ?
- Nous laisser en paix.
Le sergent s’arrête, se retourne, me regarde et, sans dire un mot, nous abandonne au milieu de l’allée.
Le travail est terminé, nous attendons qu’on nous ramène au camp. Les Italiens sont rassemblés autour d’un adjudant à cheval qui discute avec eux, il revient d’Italie et leur donne quelques nouvelles de leur pays ; passe un autre sous-officier qui interpelle son collègue :
- Ah ! tu exerces ton italien, j’espère que tes interlocuteurs sont tous de bons partisans de Mussolini,
- Je vais le leur demander : êtes-vous partisans de Mussolini ou de Badoglio ? La réponse ne se fait pas attendre : "de Mussolini".
- Au fait il n’y a pas que des Italiens, il y a aussi des Français.
Il se tourne vers nous en demandant : "êtes-vous partisans de Gaulle ou de Laval ?"
Dans ces circonstances c’est la question à cinq mille dollars. J’hésite, me demandant comment je vais m’en tirer car il ne vient pas un instant à l’idée de ne pas dire ce que je pense ; comme un vieux maquignon morvandiau je commence par un commentaire général sur les hommes politiques qui me fait gagner encore un peu de temps pour réfléchir puis je laisse tomber : "je suis pour de Gaulle". Cela jette un froid, l’adjudant n’attendait visiblement pas cette réponse.
- Et pourquoi êtes-vous pour de Gaulle ?
- Ne serait-ce que parce que Laval m’a envoyé ici et que j’espère que l’action de Gaulle m’aidera à en sortir.
- Vous n’êtes pas bien ici ?
- Je préférerais que nous arrêtions là cette conversation.
L’adjudant n’a pas insisté mais en rentrant au camp je pense qu’il est sage de ne pas attendre pour partir et gagner Berlin où je trouverai de l’aide ; Zéphirin voudrait partir avec moi mais je refuse de l’emmener, à la vitesse où il marche il nous faudrait des vivres pour un mois ! Quand je l’ai revu, deux mois et demi après à Berlin il m’a dit que le jour suivant on me cherchait dans le camp, il vaut mieux que l’on ne m’y ait pas trouvé.
Il me faut des vivres pour la route, j’échange une paire de draps contre un pain de trois livres, c’est tout ce que je peux trouver, je donne mon banjo, que je n’aurais d’ailleurs pas emporté contre cinquante grammes de tabac, je prépare mes affaires et je décide de partir le lendemain matin mardi 27 février, dès après la distribution du pain et du saucisson.
A sept heures je me glisse sous les barbelés et je commence à dévaler le long talus qui surplombe, au nord du camp, la voie ferrée quand, soudain, une violente canonnade se déclenche vers le nord, trop loin pour que les obus puissent nous atteindre mais toute la population du camp se rassemble vers la clôture, juste au-dessus de moi ; je me dissimule rapidement derrière un buisson et j’attends que les tirs s’arrêtent, cela m’inquiète, ce sont probablement des tirs de préparation à une attaque des Soviétiques, certainement limitée à un endroit précis et je risque de me trouver pris, au mieux dans des mouvements de troupes, au pire dans des combats, heureusement il n’en a rien été mais il s’est sûrement passé quelque chose car, dans la matinée, alors que je marche dans la direction de Müncheberg une colonne motorisée allemande me croise et plusieurs soldats me crient, je crois, de rebrousser chemin, le vacarme des engins à chenilles est tel que je ne comprends pas grand chose mais leurs gestes sont éloquents.
Le calme revient et je prends la direction de la gare de marchandises de Francfort dans l’espoir de me glisser dans un train en partance pour Berlin ; à la gare je remarque des groupes de gens, principalement des femmes, des enfants, des vieillards et de nombreux flics qui canalisent la foule, le train est certainement réservé principalement aux évacués. Il est si peu probable que le cas d’un étranger en rupture de ban soit prévu que je n’essaie même pas de trouver une place. J’avais un peu espéré ne pas être obligé de faire la route à pied, je suis déçu mais il ne me reste plus qu’à repartir dans la direction d’où je suis venu ayant fait une douzaine de kilomètres supplémentaires inutilement.
Je me retrouve à la hauteur de mon point de départ, j’aperçois le camp sur ma gauche, près du village de Boosen où j’arrive maintenant, des affiches, sur les murs des premières maisons attirent mon attention, ce sont des instructions pour faire la chasse aux déserteurs et les sanctions : la mort pour eux et ceux qui les aideraient, cela signifie qu’il y en a suffisamment pour qu’on soit obligé de prendre des dispositions spéciales, c’est réjouissant, ce qui l’est moins c’est que je prends conscience de la façon dont je suis vêtu, j’ai pensé que pour passer inaperçu le mieux était de me donner l’air allemand, j’ai des bottes neuves, celles que portent actuellement les officiers (j’avais remarqué que le capitaine qui était venu dans la forêt avait exactement les mêmes), une veste allemande, une casquette d’un type courant ici, seul le pantalon que je porte est un pantalon kaki de l’armée française mais dont la teinte, sinon la coupe sont bien proches de celles des pantalons des SA ou de l’organisation Todt et j’aperçois, au milieu du carrefour dont je suis maintenant bien proche, un Feldgendarme qui règle la circulation ; les gendarmes de l’armée ne s’intéressent, en principe, pas aux civils sauf parfois à ceux qui ont visiblement l’âge d’être mobilisés afin de vérifier leur situation à l’égard de l’armée et je suis indiscutablement dans cette catégorie, peut-être ont-ils même reçu des instructions spéciales dans le cadre de la recherche des déserteurs. Je ne suis plus qu’à une trentaine de mètres du Feldgendarme, il serait trop dangereux d’essayer de me dissimuler, va-t-il m’interpeller ? A ce moment un gros camion qui va dans la même direction que moi me double, le gendarme lève son disque rouge mais le chauffeur, peut-être distrait ne le voit pas immédiatement et s’arrête au milieu du carrefour, me masquant aux yeux du Feldgendarme, je suis passé.
Je continue ma route au rythme que je me suis fixé, une heure et cinquante minutes de marche et une pause de dix minutes, pendant laquelle je mange une tranche de pain ; la moyenne est bonne, s’il le faut j’irai ainsi jusqu’à Berlin.
J’arrive à la limite du district de Francfort, à l’endroit à partir duquel je n’ai plus de permis de séjour valable. J’ai soigneusement enlevé de mon portefeuille tous les papiers qui pourraient prouver d’où je viens ; j’ai conservé une attestation d’emploi et une carte d’identité qui m’ont été délivrées à Sorau, en basse Lusace où les Soviétiques sont très certainement déjà, je suis maintenant un réfugié qui a fui devant les Russes, je brûle mon passeport, à l’abri des regards, dans une cabane de cantonnier qui se trouve là. Francfort c’est fini, une page est tournée, à nous Berlin mais il faut encore y arriver.
BERLIN
Marche Jean, marche !
Pour le moment il me faut atteindre Müncheberg, à peu près à mi-chemin, où je compte faire étape ce soir, dans quelles conditions ? Je n’en sais trop rien, j’espère pouvoir contacter un Français qui me trouvera un lieu pour dormir et peut-être aussi quelque chose qui ressemblera à un repas.
Je me sens bien, en bonne forme et je marche allègrement sur la route ensoleillée ; le printemps s’annonce déjà, les bourgeons sont prêts à éclater et de la campagne monte un parfum de renouveau. J’ai aussi la curieuse sensation d’avoir, en quelque sorte, reconquis ma liberté ; personne ne m’a imposé ma destination, je vais à Berlin mais d’autres choix sont possibles : je pourrais continuer en direction de l’ouest par exemple. Je suis sorti du monde oppressif au sein duquel j’avais peu de liberté mais aussi le sentiment rassurant de partager le sort commun.
Maintenant je suis solitaire, séparé et, loin d’en être inquiet, j’en ressens une réelle satisfaction : je suis redevenu, dans une large mesure, maître de mon destin.
Les villages que je traverse semblent vides de civils, les militaires, par contre, sont très présents. Je n’ai pas emporté d’eau, comptant me désaltérer aux fontaines publiques mais chaque fois que j’en vois une, des soldats autour profitent du soleil pour faire leur toilette ou laver leur linge, parfois aussi la roulante est installée à proximité. Aussi longtemps que je marche sur la route personne ne se soucie de moi mais je crains des questions embarrassantes au contact des soldats, je ne boirai pas de la journée.
J’ai bien marché, j’arrive largement avant la nuit à Müncheberg. Je me prends à rêver : il y a moins d’une heure de train d’ici à Berlin, si je peux le prendre je suis au bout de mes peines, ma longue marche est terminée. Je déchante vite, les renseignements que me donne le porteur de béret basque que je repère facilement dans la foule de la grande rue ne sont pas du tout encourageants : la gare est aussi surveillée que celle de Francfort, il m’y signale la présence de S.S., les Soviétiques, pense-t-il, sont à moins de vingt kilomètres. Quant à l’hébergement il n’en est pas question, des réfugiés arrivent paraît-il même la nuit, on pourrait donc me découvrir ; cela m’étonne un peu, depuis un mois les armées n’ont pas bougé et le territoire encore accessible à l’est de Müncheberg est si réduit et si peu peuplé que les problèmes d’évacuation devraient être déjà réglés. Je renonce à chercher plus longtemps et je préfère essayer de trouver, pendant qu’il fait encore jour, un endroit pour dormir à la belle étoile ; la nuit ne sera pas froide et cette perspective ne me déplaît pas, beaucoup de héros des contes de mon enfance ne faisaient pas autrement.
Müncheberg n’est jamais qu’un gros bourg et à quelques centaines de mètres des dernières maisons je m’enfonce dans une forêt de sapins jusqu’à une sorte de dépression naturelle entre deux rangées d’arbres, il faudrait venir tout près pour me découvrir et je suis à l’abri d’éventuelles balles perdues, on tiraille, en effet, depuis le matin et il me semble que j’ai suivi un parcours à peu près parallèle à la ligne de front si bien qu’encore maintenant, alors que je tire quelques bouffées de ma pipe, dissimulé sous ma veste, j’entends des rafales qui ne paraissent pas très loin mais il est bien difficile de se faire une opinion à partir de quelques tirs, et puis quoi... il faut que je dorme, on verra demain. Le sommeil ne se fait pas attendre et le lendemain quand la lumière du jour me réveille tout est calme.
Je déjeune d’une tranche de pain et je repars, toujours sans avoir rien bu ; les premiers pas sont pénibles, je n’ai pas enlevé mes bottes pour dormir et la plante des pieds est douloureuse mais heureusement, la douleur s’atténue rapidement et disparaît.
Après une bonne vingtaine de kilomètres j’arrive à un carrefour où figure l’indication "Erkner 15 km". Je n’ai pas de carte pour m’orienter, si je suis sûr d’être en direction de Berlin sur cette route, aucune indication ne figure au carrefour et je ne sais pas exactement où je me trouve mais Ekner, je connais, je sais que de là part le S Bahn, le train électrique de banlieue qui m’amènera directement au centre-ville. Toute proche du carrefour une plantation de jeunes sapins m’offre un refuge pour manger ma tranche de pain, il est à peine midi, je crois n’avoir plus que quinze kilomètres à faire à pied, c’est peu de chose, alors je m’offre une petite sieste. Marchant dans la campagne, sur des routes le long desquelles je n’ai vu aucune trace de destructions causées par la guerre, j’ai oublié qu’elle existait ; d’ici peu je vais devoir reprendre contact avec la réalité du moment. Après quatre ou cinq kilomètres j’aperçois de loin une étendue d’eau qui semble proche de la route ; ici le sous-sol est uniquement constitué de sable fin, de dunes, ce sable est un excellent filtre pour l’eau, elle sera certainement buvable. Hélas ! la route longe bien cette pièce d’eau mais elle dépend d’un château et il y a, entre elle et moi une haute clôture qu’il ne faut pas songer à franchir. Je continue avec ma soif et vers quinze heures j’arrive aux premières maisons d’Erkner, l’une d’elles est un café ; je mets sac à terre et j’ai peine à attendre que la serveuse arrive avec son plateau chargé de demis, je ne lui laisse pas le temps d’en poser un devant moi, je le lui prends des mains, j’en avale goulûment le contenu avant de lui en demander un second, que c’est bon ! Ainsi désaltéré je repars en direction du centre-ville où je pense que se trouve la gare : "tout droit et la deuxième rue à gauche" me dit une femme âgée qui ajoute :
- mais, que voulez-vous faire à la gare.
- ma foi, prendre le train,
- pour Berlin ?
- Oui,
- mais mon pauvre monsieur il n’y a plus de courant alors plus de S Bahn, les lignes électriques ont été détruites par les bombes et la voie aussi, elle est coupée pas très loin d’ici, je ne sais pas au juste où ; tentez quand même votre chance, je crois que de temps en temps partent des trains à vapeur qui ne vont certainement pas jusqu’à Berlin mais cela vous fera toujours faire un bout de chemin.
C’est une déconvenue de plus mais, pour le moment il ne me reste qu’à aller à la gare, voir ce qu’il en est réellement.
En arrivant j’ai voulu, tout naturellement, prendre un billet, non, on n’en délivre pas, on ne sait pas au juste jusqu’où ira le train qui est à quai, on me conseille d’y prendre place et de m’armer de patience. Ce sont de vieux wagons en bois à compartiments séparés, j’arrive pour occuper la dernière place, près de la portière restée ouverte en raison de la température clémente ; des employés passent sur le quai mais personne n’essaie de se renseigner auprès d’eux, la résignation s’est installée à Berlin. Un soldat, portant un paquet de tracts s’arrête et m’en remet un de même qu’au voyageur assis en face de moi, nous le lisons consciencieusement l’un et l’autre avant de le passer à notre voisin ; il y est question de la bataille décisive qui va se livrer et dans laquelle il faut que chacun à sa place s’engage totalement, les Allemands doivent se battre jusqu’au dernier, jusqu’à la victoire ! C’est de l’humour noir, personne ne fait la moindre réflexion ni ne laisse paraître sur son visage une quelconque expression qui pourrait laisser supposer ce qu’il pense. Nous sommes probablement encore pour un long moment à quai, cela me laisse le temps de réfléchir à ce que je vais faire quand j’arriverai enfin à Berlin.
Berlin n’est probablement pas un lieu de tout repos, les liaisons aériennes entre la ville et les aérodromes de Grande Bretagne sont quotidiennement assurées et il vaut mieux être à l’abri lorsque les Lancaster et autres forteresses volantes déchargent leur cargaison mais il n’y a plus guère de lieu sûr dans le "grand reich" si réduit que son nom ne justifie même plus des initiales majuscules.
Il me fallait pourtant aller quelque part et dans un endroit où je pouvais trouver de l’aide et puis il y a Erika, elle compte pour moi mais mes références habituelles se sont diluées au fil des jours, j’ai de plus en plus l’impression de vivre hors du temps, dans un espace où il n’existe plus rien de familier sur quoi me guider, je suis seul avec moi-même, je suis mon propre compagnon, nous errons ensemble dans un monde indifférent qui n’a pas de durée, qui se détruit et se reconstruit chaque fois différent. Erika et moi avons formé le projet de vivre ensemble, cela c’est l’avenir, si avenir il y a, un autre temps que nous chercherons et ne trouverons pas, il est des errances d’où l’on ne revient jamais tout à fait... A Francfort, si j’avais pu j’aurais certainement rejoint les lignes soviétiques avec un ouf ! de soulagement, me réservant d’essayer de retrouver Erika ensuite ; ce ne fut pas possible. La vie s’est, pour un temps, organisée là-bas et aujourd’hui tout a de nouveau changé, rien ne me semble plus assuré, j’espère bien retrouver Erika mais je suis sans nouvelles depuis plus d’un mois, depuis que le courrier ne me parvient plus alors qu’est-elle devenue ? Est-elle seulement encore en vie ? La dernière fois que je l’ai vue elle venait d’être incorporée dans les auxiliaires féminines de l’Armée de l’Air, elle était en caserne, en uniforme et au régime militaire sur le terrain d’aviation d’Oranienburg, dans la grande banlieue nord de Berlin ; elle avait un jour de congé tous les neuf jours, je ne peux pas compter qu’elle sera justement là ce soir, il me faut d’abord trouver un hébergement. J’ai des relations à Berlin, d’autres "points de chute", j’ai d’assez bonnes chances de pouvoir m’y débrouiller ; en plus et cela est peut-être difficile à expliquer, je veux aller à Berlin, être, malgré les dangers "dans la ville", vivre là les derniers moments de la folie nazie, quand ce sera terminé je veux passer sous la porte de Brandenbourg, les mains dans les poches, marchant nonchalamment à la place des armées victorieuses que ces fous avaient rêvé d’y faire défiler au pas de l’oie. Je la connais assez bien cette ville, je sais que le nazisme ne s’y est jamais vraiment implanté et n’a pas bonne presse auprès des travailleurs berlinois, une raison de plus pour pouvoir y survivre en situation irrégulière ; les Schupos n’y sont ni particulièrement sévères ni spécialement pointilleux, je me suis toujours senti à mon aise à Berlin, je n’ai jamais eu la sensation d’y être étranger.
J’en suis là de mes réflexions quand le train part enfin ; poussivement la locomotive nous traîne jusqu’à la gare suivante, des gens descendent, d’autres montent mais à la troisième gare c’est la fin du voyage, "tout le monde descend", nous ne sommes pas allés bien loin. Nous voilà tous sur le quai marchant en direction de la sortie quand on m’interpelle : "tiens monsieur Edmond, mais qu’est ce que vous faites là ?". C’est une postière de Francfort avec ses deux jeunes enfants, je lui dis, tout simplement que n’ayant plus rien à faire à Francfort je suis parti en direction de l’ouest puisque c’est la direction de mon pays. Devant la gare, sur le trottoir, nous nous retrouvons un groupe d’une trentaine de personnes ne sachant trop quoi faire, un camion militaire s’arrête et embarque presque tout le monde ; je ne suis pas très chaud pour y monter, la postière est du nombre et je crains qu’au hasard de la conversation elle renseigne les autres sur ma situation, prudence, Jean, prudence.
Ahurissante déambulation
Le camion part avec son chargement me laissant là avec deux militaires de l’Armée de l’Air à côté d’une caisse munie de deux brancards qui permettent de la porter et frappée au sigle de leur arme ; pourquoi ne sont-ils pas montés dans le camion ? Mystère, il y a tellement de choses bizarres dans ce pays actuellement que je ne cherche pas à comprendre. Je suis encore dans la grande banlieue, je ne connais pas la région et il faut que je trouve un toit pour la nuit, donc que je gagne Berlin, je n’ai pas de carte, rien pour m’orienter et quand les deux soldats me disent qu’ils vont à Tempelhof et qu’ils cherchent, comme moi, à rejoindre le U Bahn (Métro), je décide de rester avec eux.
Un brave homme, de ceux qui sont toujours prêts à donner un renseignement, même quand ils ne savent pas grand chose, nous indique une gare, à une demi-heure de marche, pas plus nous assure-t-il d’où, il en est certain, des trains partent pour Berlin ; nous ne pouvons pas nous tromper, il n’y a qu’à suivre l’avenue qui s’ouvre devant nous jusqu’à une bifurcation d’où part une autre avenue avec des rails de tram sur lesquels rien ne circule, ils nous mèneront directement à la gare.
Nous voilà partis, les deux militaires portant leur caisse et moi, cette caisse est assez lourde, ils doivent souvent s’arrêter pour se reposer ; pour gagner du temps je propose de prendre ma part dans le portage ainsi nous nous relaierons et chacun pourra se reposer à tour de rôle, proposition tout de suite acceptée ; la charge que nous portons est bizarre : une caisse haute d’environ quarante centimètres, large de soixante et longue de quatre-vingts, les deux panneaux extrêmes, entre les brancards, dépassent le couvercle et se terminent en triangle afin qu’on ne puisse pas la poser à l’envers. Je ne saurai jamais ce que j’ai aidé à transporter ce soir-là, c’est aussi étrange que le groupe que nous formons, deux militaires allemands et un évadé français déambulant par les rues de la banlieue berlinoise avec du matériel militaire que la Luftwaffe doit bien avoir le moyen de transporter autrement.
Nous marchons dans des quartiers de plus en plus déserts, nous sommes en route depuis beaucoup plus d’une demi-heure lorsque nous arrivons à la bifurcation qui est bien telle qu’on nous l’a décrite ; il faisait grand jour quand nous sommes partis de la gare et déjà la nuit tombe. Nous rencontrons enfin un être humain, un vieil homme sortant d’un des jardins nombreux par là, il nous confirme que nous sommes dans la bonne direction mais, regardant notre caisse, il ajoute "avec ce que vous portez là vous en avez bien encore pour une heure et demie !" Des trains partant de cette gare ? Il ne sait pas, peut-être bien... Que faire ? Continuer en espérant trouver un train quelque part...
Sur une petite place nous passons devant un salon de thé, "on boirait bien un café" dit l’un des militaires, c’est une très bonne idée, nous entrons avec notre caisse ; des gâteaux s’offrent sur un présentoir : "dommage qu’on n’ait pas de tickets, on en mangerait bien un", des tickets j’en ai mais ceux des étrangers sont différents de ceux des Allemands, j’hésite un peu puis je les sors, les deux gars ont l’air sympa et leur équipée est-elle plus avouable que la mienne ? Pas sûr... Nous repartons un peu requinqués et, à huit heures moins quelques minutes, nous arrivons à l’entrée de la rue de la gare où un Schupo nous interdit le passage, on va, dit-il, faire sauter un pan de mur qui menace de s’effondrer, tout est prêt, cela ne demandera que quelques minutes et nous pourrons aller prendre le train. Pas de problème, nous sommes sur la bonne ligne et la liaison avec Berlin est normale.
Nous nous asseyons sur le bord du trottoir avec un certain soulagement, il y a plus de deux heures que nous marchons avec cette foutue caisse et nous pensons être au bout de nos peines, les renseignements que donne un flic c’est quand même du sérieux. Au lieu de l’explosion que nous attendons ce sont les sirènes qui rugissent, c’est l’alerte. Ah ! dit le Schupo en consultant sa montre "vingt heures, ils sont ponctuels" ; apparemment si les horaires des trains sont imprévisibles, ceux des bombardements sont bien réglés. Il y a un abri tout proche, nous nous y réfugions.
L’alerte dure environ une heure, encombrés par notre caisse nous sortons les derniers, la rue est vide quand nous y débouchons, plus de Schupo, plus personne pour nous interdire le passage. Dans l’obscurité que tempère seulement un pâle clair de lune nous parvenons à la gare proche, quelle gare, sur quelle ligne ? Nous n’en savons rien. L'entrée, les guichets sont déserts, pas un signe de vie, pas la moindre lumière, rien, seulement un silence pesant.
Sur les quais, plongés dans la même obscurité, pas la moindre animation, personne ; c’est un fantôme de gare !
Ah ! Au loin, à l’extrémité d’un des quais il y a quelque chose : une toute petite lumière tremblotante qui se déplace au rythme d’un pas d’homme et semble venir dans notre direction. C’est un employé de chemin de fer muni d’une lanterne sourde :
- Est-ce-que des trains partent d’ici pour Berlin ?
- Des trains ! Fait-il avec une espèce de ricanement, des trains il n’y en a plus, le pont, à cinq cents mètres de la gare a été bombardé, plus rien ne passe ici depuis une semaine et ce n’est pas près d’être réparé.
Qu’allons nous faire ?
- Il vous faut aller à pied jusqu’à la station de métro de Tierpark, à plus d’une heure de marche, vous n’avez pas d’autre solution".
Quelle histoire ! Le Schupo était forcément du quartier, il est impossible qu’il n’ait pas su que les trains ne passaient plus, pourquoi nous a-t-il dit le contraire ? On n’avait certainement pas fait sauter le pan de mur pendant l’alerte, il était descendu avec nous à l’abri, pourquoi ne l’avons-nous pas retrouvé à la sortie, nous interdisant le passage ? Questions sans réponses, nous ne sommes plus dans un monde logique…
Le plus clair c’est qu’il nous faut continuer notre marche jusqu’au U Bahn ; quel soulagement quand nous y arrivons et pouvons nous laisser tomber sur un siège. A une station de correspondance nous nous quittons en nous souhaitant bonne chance, "bleib übrig" expression très claire en allemand même quand on l’entend pour la première fois : "tâche de passer à travers, d’être encore là quand ce sera fini". Je continue jusqu’à StrauszbergerPlatz, proche de chez Golovine auprès de qui je vais d’abord tenter ma chance. Tout en essayant de m’orienter dans l’obscurité de la LichtenbergerStrasse je calcule que j’ai fait, au moins, cent kilomètres à pied depuis la veille au matin ; un lit serait le bienvenu.
Je n’avais jamais rencontré Golovine, il n’était pas chez lui le jour où j’étais allé, avec Erika, leur faire une visite à Berlin. Je me souvenais fort bien de l’immeuble où ils logeaient ; mes yeux s’étant habitués à l’obscurité, avant même d’être devant la porte, je me rends compte qu’il n’en reste pas grand chose. C’était un classique immeuble berlinois avec deux bâtiments séparés par une cour, le premier, sur la rue n’est plus qu’un tas de décombres et le second, par derrière, semble bien touché ; enjambant les gravats et craquant quelques allumettes j’arrive enfin devant une porte sur laquelle figure "madame Golovine" et un autre nom, germanique, précédé également seulement de "madame" ; c’est cette dernière qui arrive quand j’ai frappé assez longuement pour la tirer de son sommeil. Il me faut parlementer avant qu’elle se décide, malgré l’heure tardive, à réveiller dame Golovine qui vient immédiatement m’ouvrir, me reçoit fort bien et m’explique que son mari, craignant les Soviétiques, s’est enfui en direction de l’ouest, quant à sa fille elle loge avec son ami quelque part à Berlin.
Il n’y a pas de problème pour m’héberger, je peux dormir ici, le lit de sa fille est à ma disposition. J’ai plus envie de dormir que de parler mais il faut bien que je raconte l’essentiel de mes dernières aventures ; elle est optimiste sur les possibilités de régulariser ma situation, sa fille viendra demain avec quelques camarades qui auront certainement des solutions à me proposer, je n’ai pas à m’inquiéter, si je ne règle pas tout cela immédiatement elle peut continuer à m’héberger et même à me nourrir le temps nécessaire. J’enlève mes bottes, la plante de mes pieds est dans un triste état mais cela ne m’inquiète guère, je me glisse sous la couette et m’endors aussitôt.
Quand je me réveille il fait grand jour, seize heures, j’ai dormi quinze heures et je suis reposé, je profite de ce que je suis seul dans l’appartement pour me débarrasser de la crasse que j’ai accumulée pendant les deux derniers jours, cela achève de me remettre en forme. Dame Golovine rentre vers dix-huit heures et, peu après, arrive sa fille accompagnée de deux garçons de mon âge que je ne connais pas. Je leur explique ma situation :
Si tu te présentes chez nous, me dit l’un d’eux, on t’embauchera certainement, le patron cherche un ouvrier depuis plusieurs semaines et n’en trouve pas ; quand tu auras du travail tu régleras facilement tes problèmes de papiers.
- Qu’est-ce qu’on fait dans ta boîte, ça se mange ?
- Et comment, on fait du pain.
- Mais je ne suis pas boulanger...
- Quelle importance ! C’est facile de faire du pain d’autant plus que ce n’est pas une petite boulangerie c’est une fabrique, on travaille avec des machines ; n’hésite pas, présente-toi demain matin comme boulanger, tu seras embauché et ne te fais pas de souci pour la suite on t’aidera.
J’hésite pourtant encore "qu’est-ce que tu risques, le patron va être trop content d’avoir trouvé quelqu’un, il fera toujours quelque chose de toi et tu mangeras du pain à ta faim".
C’est un argument de poids et je décide d’aller voir ce patron dès le lendemain matin. C’est tout près de l’appartement d’Erika, si je la retrouve je pourrai m’installer chez elle.
Quand j’arrive à la fabrique, un grand bâtiment de plain-pied éclairé par de grandes baies vitrées je n’identifie que deux pétrins, les autres machines me sont tout à fait inconnues, rien de comparable avec les fournils de boulanger que j’ai pu voir jusqu’alors.
Le patron me reçoit immédiatement, un type plutôt sympathique, l’air intelligent, probablement pas facile à berner, il vaut mieux que mon histoire tienne debout. Sans m’étendre sur les détails je commence par raconter ma supposée "fuite" de Sorau devant les Soviétiques et, à l’appui de mes dires, je montre ma carte d’identité postale et le papier, établi par l’Office du Travail, m’affectant comme travailleur spécialisé des postes au bureau de Sorau.
- Mais vous n’êtes pas boulanger ?
- Si, c’est mon métier mais, à cause des restrictions en France, je n’avais plus de travail dans ma profession et j’ai trouvé un emploi de facteur ; les postes françaises, à la suite d’un accord avec la Reichspost, m’ont envoyé ici c’est la raison de cette affectation.-
Je m’attendais un peu à ce qu’il me pose quelques questions professionnelles pour s’assurer que je suis bien boulanger, il ne le fait pas. L’ai-je convaincu ? Je n’en suis pas sûr mais j’ai peut-être une tête qui lui revient et il m’embauche. Il ne reste plus qu’à régulariser ma situation avec la police et avec l’office du travail, à priori c’est la quadrature du cercle : pour avoir le droit de travailler il me faut un permis de séjour et j’en suis dépourvu, pour avoir un permis de séjour il me faut un emploi.
Je décide de commencer par la police ; mon futur employeur m’autorise à indiquer l’adresse du local où il loge ses ouvriers français, c’est déjà un début, les flics me délivreront, je pense, un récépissé de ma déclaration de perte de mon passeport et, avec cette pièce tout devrait ensuite aller facilement. J’ai un peu d’appréhension en partant au commissariat ; je ne les imagine pas tout à fait naïfs, je ne suis pas sûr que ma petite histoire sera facilement crue et si je tombe sur un teigneux cela peut avoir des conséquences désagréables mais il faut y aller.
Le Schupo qui me reçoit a l’air d’un brave flic qui n’a pas envie de se compliquer la vie plus qu’il n’est nécessaire, je recommence la même histoire en ajoutant que j’ai eu la chance de trouver du travail dès mon arrivée à Berlin mais que je n’ai plus de passeport, les Russes étant arrivés si vite que je n’ai pas eu la possibilité de revenir au local où je logeais, etc., etc... Je n’ai pas le temps de développer les "etc", il m’interrompt : "vous avez perdu votre passeport, ce n’est pas grave on vous en établira un autre", il est aussi menteur que moi, il n’a pas du tout l’intention de me faire établir quoique ce soit, il ne me fait remplir aucune demande et note seulement mon nom sur un quelconque papier, il ne me délivre aucune attestation de perte et me conseille de demander qu’on téléphone au commissariat si j’ai un jour des ennuis, éventualité qui lui semble peu probable.
Je n’ai toujours rien à présenter à l’Arbeitsamt (office du travail) où il me faut maintenant aller. J’ai d’abord eu du mal à le trouver, on déménageait beaucoup à Berlin à l’époque, comme les logements, les bureaux disparaissaient sous les bombes et se promenaient de local provisoire en local provisoire. Je réussis enfin à trouver les services compétents installés dans une grande pièce avec des tables encombrées des dossiers que l’on a pu récupérer et je réussis à dénicher l’employé concerné.
- Je voudrais bien vous aider mais vous n’avez aucun papier valable pour nous, vous pouvez être n’importe qui, venir de n’importe où, je ne peux pourtant pas prendre en charge quelqu’un qui tombe littéralement du ciel. -
L’atmosphère me semble pourtant propice aux arrangements, je n’ai pas en face de moi un fonctionnaire sûr de lui derrière un guichet, armé de l’arsenal des circulaires bien classées qui lui permettent d’envoyer promener le quidam dont le cas sort des normes, j’ai réussi à trouver une chaise et nous sommes assis, chacun d’un côté de l’angle d’une table presque entièrement couverte de dossiers en vrac et la conversation prend un ton presque familier. Je n’avais pas prévu de montrer le papier établi à Sorau environ dix-huit mois auparavant puisqu’il mentionne une autre profession que celle de boulanger mais c’est ma dernière carte, il me faut le sortir ; c’est le "Sésame ouvre-toi", il a été établi par leurs services, il porte certainement des références, heureusement invérifiables, prouvant que je suis bien inscrit, quelque part sur une de leurs listes. Je repars avec une formule à faire remplir par l’employeur, une sorte de promesse d’emploi, après quoi je reviens et on me donne le dossier d’embauche que je retourne faire signer ; après deux ou trois allers et retours tout est réglé.
Le patron me remet immédiatement mes tickets d’alimentation et ma ration de tabac. J’ai retrouvé des moyens d’existence mais, dans quelques heures il va falloir me colleter avec la pâte à pain et ce n’est pas une perspective qui me réjouit particulièrement mais au lieu du "soyez là ce soir à vingt heures" que j’attends c’est "venez demain matin à huit heures, vous irez en tournée avec le livreur". A la place de l’épreuve que je redoutais c’est une promenade dans le Berlin ensoleillé de ce début mars que l’on m’offre. Je vais chercher mon petit bagage chez dame Golovine et je m’installe dans le dortoir de la Schönhauserallee ; il ne me reste plus qu’à reprendre contact avec Erika et ce sera parfait.
Je découvre le Berlin de 1945
et retrouve Erika
Quand je suis arrivé le lendemain matin, samedi trois mars, une sorte de petit fourgon, attelé de deux chevaux fringants, attendait devant l’entrepôt et, près de la voiture, un homme d’environ soixante cinq ans à l’abord sympathique, le livreur, un vrai Berlinois dont le langage coloré m’a au début posé quelques problèmes, vite surmontés, de compréhension ; nous avons chargé le pain à livrer et fouette cocher !
La fabrique ne produit qu’une seule sorte de pain, le Komiszbrot, autrement dit le pain de l’intendance, c’est un pain de seigle contenant 2% de farine de froment, il a la forme d’une grosse brique, nous le livrons aux boulangers qui le vendent à côté de leur production personnelle car il ne peut être vraiment bien cuit que dans des fours industriels.
Il fait beau, les chevaux trottent devant nous et le rythme de leurs sabots sur le pavé me ramène à des souvenirs déjà lointains quand le père Henri m’emmenait à Marigny l’Eglise avec une ribambelle de gamins comme moi dans son grand char à bancs ; je suis bien et je profite pleinement de la détente que je ressens après les dures journées que je viens de vivre ; j’en oublie même que je ne pars pas en promenade mais en tournée de livraison, il est vrai que la quantité de pain que nous emmenons ne risque pas de nous fatiguer outre mesure et je me demande bien pourquoi on avait besoin d’un ouvrier supplémentaire et pourquoi on m’a embauché si facilement, peut-être pour tenir compagnie au livreur ? Si c’est cela c’est gagné, nous nous sommes entendus "comme larrons en foire", expression d’ailleurs tout à fait appropriée car les Berlinois n’ont rien à apprendre des Parisiens sur le plan de la débrouillardise, j’en suis convaincu dès le premier jour. Je connais assez bien le milieu des livreurs de la région parisienne puisque mon père, que j’ai souvent accompagné, y livrait les boulangers et les pâtissiers ; un livreur ou un boulanger Berlinois ressemble certainement plus à un livreur ou à un boulanger Parisien qu’à un mécano de Berlin.
Vers midi nous nous arrêtons dans un petit café pour manger le casse-croûte que nous avons emporté.
- As-tu encore quelque chose à fumer ? me demande le livreur alors que nous sirotons notre bière.
- Oui, j’ai touché ma ration de cigarettes hier, en même temps que mes tickets d’alimentation.
- Ah ! des cigarettes, tu n’aimes pas les cigares ?
- Si mais je n’en ai pas souvent alors je fume ce que j’ai.
- Bon... Va dans la voiture, tu trouveras un sac en toile sous le siège, mets deux pains dedans et apporte-les discrètement.
Les pains sont passés derrière le comptoir et ont été remplacés par deux paquets de cigares, un pour chacun. J’avais remarqué avec quel soin les pains étaient comptés au moment du chargement et je me suis étonné qu’il puisse y en avoir en plus ; ah ! me dit le livreur, ça, c’est le métier...
Je suis dans des conditions idéales pour découvrir Berlin avec quelqu’un qui connaît bien la ville. C’est assez difficile d’en parler de nombreuses années après ; on a beaucoup écrit sur "l’enfer de Berlin". Des films documentaires, que tout le monde a vus ont, par leur côté forcément fragmentaire, donné une image parfois bien différente de ce qu’était la réalité soit des destructions, soit du comportement des habitants ; quand on a établi des statistiques des immeubles détruits on n’a pas dit grand chose : les destructions n’étaient pas uniformément réparties, des quartiers entiers ont été peu touchés, d’autres plus sérieusement.
Il faut aussi tenir compte des conditions de tournage de certains documents filmés à l’époque. Qui ne se souvient de la scène célèbre, tournée par les Soviétiques où l’on voit des soldats de l’Armée Rouge aller planter leur drapeau sur le Reichstag ? Ils courent à travers la place, s’engouffrent dans le bâtiment pendant que d’autres se tiennent tranquillement sur les marches sur un fond de crépitement de mitrailleuses et d’autres armes tout aussi dangereuses ; c’est beau, c’est épique ; à vrai dire, même en faisant la part de l’exaltation à un moment aussi important pour ces soldats, on est un peu surpris de les voir, eux qui sont passés à travers tant de dangers pour arriver là, risquer leur vie pour aller planter un drapeau en prenant si peu de précautions mais c’est le deux mai à dix heures du matin que cette scène a été tournée, Berlin s’était rendu dans la nuit et dans la matinée on ne tirait plus ; à ce moment-là j’étais, pas très loin de là, dans la rue comme presque tous les Berlinois et nous ne risquions plus rien.
Les caméras légères de reportage n’étaient pas équipées pour la prise de son qui aurait été d’ailleurs impossible à réaliser correctement dans ces conditions et qui aurait nécessité, à l’époque, un matériel lourd ; le bruitage a été ajouté au montage et donne une toute autre tonalité aux images. Des films comme "Capitales en guerre, Berlin", s’ils ont le mérite d’exister ont été montés à partir de tout ce que l’on a pu retrouver de ce qui a été tourné par les actualités ou par d’autres équipes, ces vues fragmentaires mises bout-à-bout peuvent difficilement donner une image à peu près objective des événements.
Le quartier où je réside et travaille et où je resterai jusqu’à fin mai n’a pas été un des plus touchés ; dans une portion de rue, parmi les immeubles en bon état il y en a un, de place en place totalement ou partiellement brûlé ou effondré, tout Berlin est ainsi avec un pourcentage plus ou moins important de dégâts d’un quartier à l’autre.
Il y avait une exception ; une partie du centre-ville avait été totalement rasée par la méthode du "tapis de bombes" ; sur une importante surface il ne restait rien, ce n’étaient que murs calcinés, effondrés, on parlait de dizaines de milliers de morts ; le bombardement avait eu lieu l’après-midi ; à Francfort sur Oder on m’avait assuré que le soir les lueurs de l’incendie éclairaient si bien les quais de la gare que l’on pouvait y lire un journal, c’était probablement exagéré mais on peut du moins en conclure que l’incendie y était bien visible. Les Berlinois appellent ce quartier "die tote Stadt", la ville morte.
Nous étant trompés d’itinéraire nous nous y engagerons un jour. C’était d’autant plus impressionnant que le temps avait déjà passé sur les ruines et qu’il me semblait que nous étions deux ombres parcourant au pas de nos deux chevaux les vestiges d’une civilisation disparue.
Les usines, les voies de communication sont particulièrement visées et, à leur proximité, les dégâts sont plus importants. Surtout à la périphérie beaucoup d’usines sont détruites mais la haute cheminée qui les flanquait est souvent encore debout comme un gigantesque doigt pointé vers le ciel.
Les transports en commun fonctionnent à Berlin, parfois dans des conditions difficiles ; en raison de la nature du sous-sol le métro n’est pas, comme à Paris, profondément enterré ce sont, sous les rues, des tranchées couvertes n’offrant guère de protection, il ne servait donc pas d’abri. Dans plusieurs endroits les bombes avaient facilement traversé le revêtement de la chaussée et atteint les voies, sur ces lignes endommagées on organise une "circulation pendulaire", une rame parcourt trois ou quatre stations et quand la voie sur laquelle elle roule devient impraticable elle repart pour revenir à son point de départ et la circulation, à partir de là, se fait sur l’autre voie ; si on va un peu loin il faut souvent changer de rame mais on y parvient.
On s’habitue aux bombardements, tous les soirs vers vingt heures quand la nuit est tombée arrivent les Anglais, l’alerte dure une heure, c’est précis comme une horloge et chaque soir à vingt et une heure on constate, avec plaisir, que l’on est encore vivant et que l’on a de nouveau vingt-trois heures de répit ! Les bombardements de jour, effectués en général par les Américains sont plus rares.
Les bombes touchent souvent les lignes électriques ou les canalisations d’eau du quartier mais les dommages sont vite réparés, lorsque l’on sort des abris les équipes sont déjà au travail. Tant que son logement n’est pas détruit on vit assez normalement à Berlin au début de mil neuf cent quarante-cinq et la solidarité entre les habitants est efficace comme j’aurai l’occasion de le constater quand j’en aurai moi-même besoin. Le ravitaillement est assuré, les Berlinois autochtones et étrangers touchent régulièrement des suppléments ; pour maintenir le moral on mange les rations des morts, nous avons même de temps en temps une attribution de Schnaps.
Ce premier samedi de mars je suis impatient de rentrer, maintenant que je suis dans une situation régulière avec des moyens d’existence j’aimerais bien retrouver Erika, si elle ne m’a pas oublié ; plus les jours passent et plus j’ai de chances de la revoir puisqu’elle a, de temps en temps un jour de congé, je me prends à rêver : ce serait parfait si ce jour était demain dimanche, elle arriverait ce soir et nous aurions toute la journée à nous. Pour le moment il faut que je retourne chez dame Golovine, où j’ai laissé quelques affaires mais avant je vais voir à l’appartement, je monte allègrement les quatre étages plein d’espoir, je frappe mais c’est toujours le silence dans le logement, allons ! ce n’est pas encore pour aujourd’hui...
Un peu triste je pars vers le U Bahn (Métro). Quand j’arrive sur le quai une rame venant d’Alexanderplatz entre en gare, sur cette partie de ligne c’est la circulation pendulaire et il faut que j’attende qu’elle revienne car c’est précisément à Alexanderplatz que je vais, je marche sur le quai, perdu dans mes pensées, indifférent à ce qui m’entoure quand on me frappe sur l’épaule oh ! joie c’est Erika, visiblement aussi heureuse que moi de nos retrouvailles.
Puisque nous sommes dans le métro nous y restons et partons ensemble chez dame Golovine. Pendant le parcours je raconte les péripéties des semaines écoulées et Erika me parle de sa vie là-bas à Oranienburg, ce n’est pas gai l’Armée de l’Air du troisième Reich en ce début quarante-cinq : la discipline est stricte, Erika n’accepte pas facilement et ses réactions peuvent être vives, c’est plutôt sympathique et rare à l’époque mais dangereux, il semble qu’elle se soit déjà fait remarquer ; elle est inquiète pour l’avenir, on apprend aux filles à se servir des armes légères et elle ne doute pas, moi non plus, que lorsque, dans quelques semaines les Soviétiques arriveront devant Berlin on les envoie en face ; la folie des nazis n’a plus de bornes.
Tout cela n’est pas très réjouissant aussi allons-nous l’oublier, c’est demain dimanche, nous sommes tous deux libres, c’est une belle journée en perspective. Nous allons jusqu’au local, je récupère mes affaires et je déménage encore une fois ; la mère d’Erika est quelque part à l’est de l’Oder avec son jeune fils et son mari qui a été réformé pour troubles oculaires sérieux, la région est déjà occupée par les Soviétiques, il n’y a aucune communication possible, rien ne s’oppose donc à ce que je m’installe dans l’appartement de la Fehrbellinerstrasse.
C’est un quartier populaire avec des immeubles typiques de Berlin, comme le nôtre : un premier bâtiment sur la rue, une étroite cour intérieure et, en arrière un second, parallèle au premier, dans lequel se trouve l’appartement, heureusement au quatrième et dernier étage car les logements du bas ne reçoivent guère de lumière et pas du tout de soleil.
L’appartement se compose d’une petite entrée puis, à gauche, la cuisine avec, selon l’usage local, un foyer en briques qui fait partie de la construction, en face une chambre meublée d’une armoire et de deux lits jumeaux à la mode du pays, dans un angle une imposante construction en briques, recouverte de carreaux de faïence atteint presque le plafond, c’est un poêle, un moyen de chauffage très efficace, long à s’échauffer mais il y a là-dedans tout un circuit par où passe la fumée avant de s’échapper par la cheminée, toutes les calories restent ainsi dans la pièce, les briques en accumulent une partie régulant ainsi la température ; à côté de cette pièce une autre, plus petite et mansardée complète le logement, c’est largement suffisant pour nous deux mais j’y serai le plus souvent seul puisqu’à part son jour de congé Erika est bouclée dans sa caserne.
Un dimanche où elle n’est pas libre mais dispose de deux heures dans l’après-midi j’irai la voir à Oranienburg ; lorsque je repars, sur le quai de la gare du S Bahn un homme âgé qui attend aussi le train entame la conversation :
- Je me demande ce qui nous attend encore dans une avenir proche avec des mots d’ordre comme : se battre jusqu’au dernier ; on ne lit plus que cela dans les journaux "bis zum letzten", n’est-ce-pas complètement idiot, continuer le combat jusqu’à la mort du dernier Allemand, que resterait-il, que serait une Allemagne sans Allemands ?
C’est bien l’obsession d’Hitler à ce moment-là, que les Allemands qui n’ont pas fait tous les sacrifices qu’il attendait d’eux disparaissent avec lui plutôt que de continuer à vivre dans un monde qu’il estime sans espoir pour eux. C’est le stade ultime du mépris qu’il a toujours eu pour "son peuple". Heureusement des directives aberrantes comme l’ordre de destruction des centres vitaux de l’Allemagne du 19 mars ne seront pas exécutées mais on retrouvera encore ces folles élucubrations dans son testament.
Quand je lui aurai dit que je suis français mon interlocuteur m’explique qu’il était, jusqu’à la prise de pouvoir par Hitler, journaliste parlementaire pour un quotidien social-démocrate ; sa déjà longue expérience professionnelle lui avait fait côtoyer des élus qui n’étaient pas tous des petits saints mais les nazis qui étaient arrivés au Reichstag à cette époque constituaient un ramassis de gangsters arrogants comme il n’en avait jamais vu. La terreur qu’ils allaient faire régner se montrait déjà derrière les insultes qu’ils proféraient en réponse aux questions dérangeantes pour eux.
Mon train arrive, ce n’est pas le sien, que dire sinon le maintenant traditionnel "bleiben Sie übrig", essayez d’être encore là quand ce sera fini.
Le Pfefferberg et ses habitants
Le lundi matin après un dimanche au cours duquel nous avons tout à fait oublié la guerre et ses dangers, Erika rejoint Oranienburg et moi ma fabrique ; c’est un élément de la coopérative des boulangers du Grand Berlin, elle comprend en outre un entrepôt de farine, un magasin de fournitures annexes, des garages, des écuries pour les chevaux et même un établissement financier "la Banque des Boulangers". Tout cela est installé dans un imposant groupe de bâtiments appelés "le Pfefferberg" construit à la fin du siècle dernier autour d’une brasserie qui ne fonctionne plus depuis longtemps, c’est un témoin intéressant de l’architecture industrielle de l’époque. Ces bâtiments occupent un vaste espace entre la Christinenstrasse et la Schönhauserallee où ils se terminent par une grande terrasse et un café aux allures de guinguette ; tout cela est aujourd’hui désaffecté mais avant la guerre le lieu était célèbre, on y dansait c’était un point de rendez-vous de la jeunesse berlinoise. Puisque c’est un "Berg" (cela signifie montagne et à Berlin tout ce qui dépasse un mètre cinquante est qualifié de Berg) la terrasse surplombe la Schönhauser de trois bons mètres, au milieu un escalier permet d’y accéder et en dessous, en bordure de l’avenue il y a des magasins, tous fermés, c’est dans l’un d’eux qu’est installé le dortoir des ouvriers étrangers de la boulangerie où je n’aurai fait que passer.
Deux personnes se partagent la direction de la fabrique, celui qui m’a embauché, en quelque sorte le directeur général qui semble surtout avoir la responsabilité de l’administration de l’établissement et un second, toujours en blouse blanche qui dirige le travail, les livraisons etc... Ce dernier porte à la boutonnière l’insigne nazi mais l’un et l’autre se sont toujours montrés des "patrons" plutôt conciliants.
Mes rapports avec les autres Français sont plus complexes, ce sont quatre volontaires qui ont, comme tous leurs semblables, une mentalité assez différente de la mienne, il n’y a jamais eu de conflit entre nous surtout parce que je me suis gardé d’exprimer mon opinion sur certains de leurs comportements. Quand il a fallu que je fasse du pain et que je suis arrivé, pour la première fois avec eux au fournil, je les ai entendus, à ma stupéfaction, saluer le bras levé d’un retentissant "Heil Hitler", je n’avais jamais vu des Français saluant ainsi et cela ne pouvait, de leur part apparaître que ridicule, même aux yeux des nazis.
Le premier soir que j’ai passé au local avec eux a fini de m’éclairer. Un compatriote qui, je l’ai compris ensuite, venait régulièrement échanger du tabac contre du pain est arrivé en disant qu’il n’avait ce jour-là presque pas de tabac, seulement de quoi faire deux ou trois cigarettes et qu’il n’avait plus de pain alors si, quand même on pouvait lui en donner un peu ... Les quatre boulangers, interrogés lui répondent avec une lamentable unanimité qu’ils n’en ont pas, je suis surpris, c’est impossible. Le Français se tourne ensuite vers moi et me fait la même demande. On nous laisse prendre chaque jour un pain entier mais je l’ignorais et en quittant l’entrepôt pour la première fois je n’en ai pris qu’un demi soit sept cent cinquante grammes, assez pour que le partage m’en laisse encore bien suffisamment d’autant que dès le lendemain matin je n’ai qu’à me servir en arrivant alors je lui donne la moitié de mon morceau en refusant, tout d’abord de prendre le peu de tabac qu’il avait.
Il insiste tant que j’accepte d’en "rouler une" pour la fumer avec lui devant les autres visiblement déroutés. Ils n’ont pas le temps de me dire ce qu’ils en pensent car au moment où le Français part arrive le directeur qui demande à l’un d’eux d’ouvrir son placard d’où il retire sept pains qu’il remporte après avoir retourné une maîtresse gifle au gars. Je n’aurais jamais imaginé que je pourrais un jour ne pas être indigné en voyant un Allemand gifler un Français...
Pendant trois semaines environ j’ai fait la tournée avec le livreur, c’est fort agréable, nous avons peu de travail, les chevaux trottent devant nous dans des rues presque vides de véhicules, la conduite ne demande guère d’attention, nous avons tout le temps de bavarder. Le livreur me parle de sa jeunesse, de sa ville et s’intéresse beaucoup à ce que je lui dis de ma vie en France, de mes projets d’avenir ; nous n’abordons jamais les sujets d’actualité, c’est une règle à peu près générale, mettre en doute la victoire serait, surtout pour les Allemands, si dangereux que la plupart se sont enfermés dans un silence prudent. La vie se déroule ainsi, tranquillement, rythmée par les bombardements quotidiens auxquels je suis maintenant habitué.
De nombreux abris sont aménagés dans les caves des immeubles mais il n’y en a pas dans celui où je loge, je commence par aller dans le plus proche, juste de l’autre côté de la rue mais je m’y sens vite assez mal à l’aise, je supporte difficilement d’être enfermé et mourir pour mourir je préférerais que ce soit à l’air libre ; il y a, dans la Schönhauser, juste en face de la fabrique, des tranchées-abri, ce sont des tranchées en zigzag couvertes de rondins et de terre, elles offrent une bonne protection contre les éclats, évidemment un impact direct ne laisserait aucune chance aux occupants, ce ne serait probablement guère différent dans une cave-abri où, en plus, on court le risque de l’ensevelissement sous les décombres. Nous nous y retrouvons à quatre ou cinq, toujours les mêmes, nous sommes aux premières loges pour suivre le déroulement du bombardement, la progression des avions ; les fusées de repérage nous indiquent à peu près où vont tomber les bombes si bien qu’il nous arrive de ne pas être le moins du monde inquiet pendant toute la durée d’une alerte. Le bombardier de tête lance un paquet de fusées qui s’épanouissent en une sorte de cône de points lumineux de toutes les couleurs baptisé par les Berlinois "arbre de Noël", quand nous le voyons de loin c’est fort beau mais quand il se déploie à peu près au-dessus de nos têtes il vaut mieux rentrer dans la tranchée et se coller contre la paroi mais ces moments d’inquiétude directe sont assez rares et courts , la tranchée-abri a du bon ...
En peu de temps tout a changé pour moi, je vis dans mon petit appartement ; les voisins ne soupçonnent pas ma nationalité, quand je les croise dans l’escalier, malgré mon allemand assez bon, j’évite les longues conversations, Erika a su, à l’occasion, expliquer aux gens qu’elle connaît que, malgré son apparence de bonne santé, son fiancé est atteint d’un ulcère à l’estomac qui lui a valu la réforme ; oh, quel dommage il a l’air d’un si bon garçon !" A l’époque personne ne saurait être choqué par le fait que je vive avec elle, quand elle est là nous sortons et rentrons ensemble comme n’importe quel couple ; au travail je ne côtoie que des Allemands, je deviens un Berlinois parmi les autres.
Un soir, vers dix-neuf heures, je me trouve au local de la Schönhauserallee avec Erika quand arrivent deux Schupos venant effectuer un contrôle, c’est inhabituel et je suis un peu inquiet en les voyant demander nos papiers, je n’en ai pas plus qu’à mon arrivée ; mes affirmations incontrôlables leur suffisent mais pour Erika qui n’a rien à faire là comment cela va-t-il se passer ? Elle est embarrassée, cela se voit et j’essaie de venir à son secours en racontant je ne sais trop quoi jusqu’au moment où l’un des Schupos qui a compris se tourne vers moi :
- En fait, elle est avec vous.
- Euh ! oui.
- Pourquoi ne le dites-vous pas tout simplement ?
Ils sont satisfaits et le contrôle s’arrête là... Je n’ai pratiquement pas de papiers et je suis caution de la présence d’une Allemande dans un lieu où, sinon, elle ne devrait pas se trouver, ce n’est qu’à Berlin que l’on peut voir cela.
La guerre continue et j’aimerais bien avoir des informations sur son déroulement : j’épluche le communiqué du quartier général en cherchant, derrière les mots qui la camouflent, la vérité sur la situation militaire. Je lis même chaque semaine, de la première à la dernière ligne "Das Reich" le journal de Goebbels espérant y trouver un jour les signes d’un début de prise de conscience de la vanité et de l’inutilité de la résistance à outrance ; ils n’auront plus d’intérêt quand je les y trouverai : le jeudi 19 avril l’éditorial du jour envisage, pour la première fois la défaite imminente. Deux jours après les premiers obus tomberont sur la Chancellerie mais cela n’empêchera pas Hitler, de moins en moins conscient des réalités, d’ordonner la défense de Berlin "jusqu’au dernier" faisant ainsi massacrer quelques milliers d’Allemands et de Soviétiques supplémentaires.
Je n’ai pas d’autres sources d’information, pas de radio, plus de contacts, comme à Francfort avec des groupes assurant la liaison avec Londres, rien... Et puis je ne suis plus dans les mêmes dispositions : la guerre va se terminer dans quelques semaines, il ne peut en être autrement et mon activité, bien réduite pour le moment n’a rien à voir avec l’industrie de guerre, je ne les aide pas directement et je suis convaincu que ce que je pourrais faire, si j’en avais l’occasion ne hâterait pas d’un jour la fin. J’ai couru assez de risques, il ne me reste plus qu’à essayer de survivre, de "übrig bleiben", d’être encore là quand ce sera fini...
Je trouverai aussi dans "Das Reich" un article étonnant relatant le vol effectué par une aviatrice, volontairement choisie aussi menue que possible, sur un V1 spécialement aménagé pour pouvoir être piloté. L’engin a été lâché d’un avion puisque le V1 est propulsé par un statoréacteur qui ne peut commencer à fonctionner qu’à partir d’une assez grande vitesse ; le vol est relaté dans tous ses détails et l’article donne également des renseignements techniques sur le V1, j’en suis un peu surpris, j’aurais plutôt pensé que ces sortes de choses devaient être "top secret".
Il fait beau, la livraison du pain est surtout une promenade qui me permet de découvrir chaque jour un peu mieux Berlin et ses habitants ; je m’y sens à l’abri, malgré les bombardements, malgré la guerre et ses risques, c’est une ville située sur les grandes voies de passage, la population est d’origine très diverse et son attitude à l’égard des étrangers n’est jamais hostile ; c’est "Berlin la rouge" que les nazis, malgré tous leurs efforts, n’ont pas réussi à convertir. Nulle part ailleurs je ne serais si facilement parvenu à me "recycler". En rentrant de tournée je vais prendre un repas dans un foyer catholique, tout près de l’appartement et je marche souvent au hasard dans la ville : j’ai découvert, près de la Volksbühne toute proche et qu’illustrera bientôt Bertold Brecht, un petit café où le patron, ressemblant à Hitler, sert volontiers un schnaps interdit dans la cuisine mais seulement aux étrangers.
Je ne suis pas le seul à avoir trouvé refuge à Berlin : André Latine aussi, après s’être évadé de Schwetig, a retrouvé ici un travail et un hébergement, sans le moindre papier d’identité ; je l’ai rencontré il y a quelques jours, "peut-être que j’ai parlé de toi aux S.S." m’a-t-il dit, "je ne me souviens plus, on m’a tellement tapé dessus". Tout cela me paraît bien dépassé, nous nous en sommes sortis tous les deux et puis, après tout, il avait été imprudent, maladroit mais il avait essayé de faire quelque chose alors que tant d’autres ne le tentaient même pas ; aurais-je tenu le coup si j’avais été à sa place ?
Le soir je retrouve mon appartement tranquille et confortable, je parviens à me nourrir assez convenablement, j’ai bien chaud dans ma chambre, les briquettes de lignite de la boulangerie, dont nous disposons à profusion, y pourvoient ; je les emporte dans un sac à dos mais leur forme très caractéristique est révélatrice de la nature de mon chargement, un soir le patron me rencontre, je ne le vois pas et il ne m’arrête pas mais le lendemain matin il m’appelle :
- Vous pouvez prendre, pour le dortoir, tout le charbon dont vous avez besoin mais il n’est pas destiné à chauffer votre appartement privé où vous n’avez d’ailleurs pas le droit de résider, j’aimerais que vous vous en souveniez.
- Je ne l’oublierai pas.
Cela s’arrête là, j’emporte les briquettes par plus petites quantités afin de pouvoir mettre autour suffisamment de papier journal pour qu’on ne voie pas la forme du contenu et... j’ai toujours bien chaud dans ma chambre.
Les bombardements ne sont pas tous
sans conséquences
et il me faut bien en arriver à faire du pain...
Je pourrais attendre sans trop de soucis la fin de la guerre si les bombardiers anglais ne venaient régulièrement tous les soirs nous rappeler qu’elle existe, les Américains viennent aussi, de temps en temps, nous faire une visite mais toujours dans la journée ; un dimanche les sirènes hurlent vers quinze heures, je me retrouve avec les compagnons habituels dans la tranchée-abri et vers la fin du bombardement nous voyons une forteresse descendre en flammes et un parachute s’ouvrir, il ne va pas tomber loin ; il n’y a plus d’autres avions dans le ciel, nous courons vers la petite place, derrière le Pfefferberg, où l’aviateur va immanquablement atterrir, il arrive sur un immeuble en ruines et parvient à s’installer dans l’embrasure d’une fenêtre derrière laquelle il n’y a plus rien, son parachute qui est passé par-dessus le mur le maintient solidement, il n’a plus qu’à attendre que les Schupos et les pompiers viennent le tirer de sa position inconfortable ; lorsqu’il débouche sur la place, par la porte de la maison voisine, j’entends quelques réflexions parmi la foule mais pas de manifestations d’hostilité, la guerre est terminée pour lui mais il va se trouver maintenant du côté où ça tombe.
Une autre fois l’alerte retentit au début de l’après-midi, le bombardement n’est pas pour nous, la cible paraît être la banlieue nord, cela pourrait être Oranienburg où est Erika, ce ne serait pas surprenant que le terrain d’aviation soit visé : on y essaie des avions sans hélice qui crachent le feu par l’arrière lorsqu’ils décollent, il serait étonnant que les Alliés ne le sachent pas et ne viennent pas perturber ces essais. Si c’est bien cela j’ai lieu d’être inquiet, le bombardement est d’une exceptionnelle violence : nous en sommes à trente kilomètres et, derrière moi, les vitres des immeubles tremblent à chaque explosion.
Mon inquiétude ne durera pas, en fin d’après-midi arrive Erika, en civil ; elle était en taule depuis deux jours pour je ne sais quelle insubordination et s’est échappée à la faveur du bombardement ; il ne peut donc pas être question qu’elle retourne se fourrer dans la gueule du loup ni que nous continuons à habiter l’appartement de la Fehrbellinerstrasse où on ne manquera pas de venir la chercher. Nous allons y récupérer l’essentiel de nos affaires et, pour la nuit qui vient, elle peut dormir avec moi dans le dortoir mais il faudra bien trouver une autre solution ; chercher quelque chose qui ressemble à un appartement dans le Berlin du début quarante-cinq est une gageure mais il faut essayer.
Je pense tout d’abord à André Latine qui semble avoir plus de relations que moi ; il n’a pas l’air du tout surpris que je sois à la recherche d’un logement :
- Un appartement ? ça doit pouvoir s’arranger, je connais une veuve de guerre qui vit avec un de mes copains, elle n’utilise plus guère son logement qui a subi quelques dégâts lors d’un des derniers bombardements, tu dois pouvoir t’en accommoder, elle te le prêtera sûrement, rentrez à la Schönhauserallee, je vais la voir et je reviens vous donner réponse-
Trois quarts d’heure après André arrive, tenant une clé à la main, nous reprenons notre bagage et partons pour l’appartement qui n’est pas loin ; il n’est pas mal du tout et nous y trouvons tout l’essentiel dont nous avons besoin, l’immeuble, par contre, est bien abîmé mais tient encore debout. Le lendemain soir André revient nous voir avec sa ration de Schnaps pour arroser le déménagement.
C’est paradoxal cette situation : j’ai l’impression de bâtir, jour après jour, une vie normale dans un monde qui ne durera pas ; je retrouve Erika qui m’attend sagement à l’appartement après ma journée de travail. Il vaut mieux qu’elle ne se promène pas trop dans les rues, il y a peu de chances pour que quelque gradé la connaissant l’identifie mais elle est déserteur et si on la reconnaissait ce serait douze balles pour elle et autant pour moi si j’étais là mais il y a tellement de dangers suspendus sur nos têtes actuellement qu’un peu plus ou un peu moins...
Un matin je suis arrivé, comme chaque jour, vers huit heures pour partir avec le livreur ; le patron, visiblement pas très content, m’attendait :
- Où dormez-vous, habituellement ? Certainement pas où vous devriez ; à quatre heures, ce matin, on a eu besoin de vous pour faire du pain et on ne vous a pas trouvé.
- Euh !
- Passons, mais ce soir vous viendrez à vingt heures et vous travaillerez dorénavant au fournil avec les autres ; allez vous reposer pour être en forme la nuit prochaine.
Je ne crains pas de ne pas être en forme mais comment vais-je me sortir de la pâte à pain ? L’expression imagée "être dans le pétrin" est à prendre, aujourd’hui au pied de la lettre. J’avais, en France, un camarade boulanger que je suis souvent allé voir travailler et chaque fois que j’ai voulu essayer de tourner un pain je n’ai réussi qu’à en faire quelque chose d’informe et d’incuisable ; il y a une machine à tourner mais il faut l’alimenter et récupérer ce qui en sort, donc manier la pâte.
Vers dix-neuf heures je vais glaner d’ultimes conseils vers les autres :
- Ne t’inquiètes pas comme ça, bien sûr ça colle un peu mais on s’y habitue vite, on t’aidera et tu peux toujours dire qu’il y a longtemps que tu n’as pas touché à la pâte, tout le monde sait bien que quand les mains n’y sont plus habituées ça colle encore plus...
A vingt heures moins trois minutes l’un d’eux prononce le fatidique "allons-y" mais c’est le hurlement des sirènes qui lui répond, c’est encore un délai de grâce d’une heure mais quand le signal de fin d’alerte retentit il faut bien y aller ...
Le brigadier (c’est ainsi qu’on appelle le chef d’équipe en boulangerie) met le pétrin en marche pour préparer la première fournée, la cuve est montée sur roulettes et voilà que ce foutu truc, plein de pâte, arrive devant moi ; on a pensé que le plus facile serait d’alimenter la trémie de la machine à tourner : il suffit d’enfoncer les deux mains dans le magma et d’en détacher un pâton en faisant un mouvement de cisaillement avec les pouces et les index jusqu’à ce que les mains se rejoignent, il suffit peut-être mais, une fois les mains là-dedans, j’ai l’impression d’être saisi par je ne sais quoi qui m’interdit tout mouvement et ce n’est qu’à grand peine que je peux m’en dégager.
- T’inquiètes pas, tu vas ramasser les pâtons à la sortie de la machine, ça ira peut-être mieux...
Cela ne va pas mieux du tout, tout ce qui sort de mes mains est informe, dès que j’en prends un, je l’écrase, je ne parviens pas à en mettre un seul sur la planche qui est derrière moi, il faut arrêter cet engin infernal et le brigadier, qui a vu qu’il se passe quelque chose d’anormal, arrive :
- Ah ! tu me fais un drôle de boulanger, je m’en doutais, tu voulais surtout manger du pain, pas vrai ?
- Euh ! à vrai dire, c’est un peu cela mais je pensais que je m’en sortirais mieux.
- Mais tu t’en sortiras, tu n’as pas d’autre solution maintenant : si tu veux manger du pain il faut aussi en faire...
Je ne pensais pas que cela se passerait si simplement et je suis attentif aux explications qu’il me donne ; elles sont plus efficaces que celles de mes camarades, après m’avoir enseigné quelques gestes essentiels il me remet à la réception des pains avec un autre boulanger pour m’aider quand je serai débordé et, à la fin de la nuit je m’en tire seul.
Le matin je quitte le fournil avec un pain dans mon sac, un pain bien gagné celui-là.
Je tiens ma place dans l’équipe, l’ambiance, au travail est bonne, c’est pénible, les nuits sont longues mais je suis jeune et en bonne santé.
Les jours allongent sensiblement, les bombardiers arrivent maintenant plus tard ; nous commençons à travailler avant l’alerte, nous suivons la progression des escadrilles à la radio pour rester, quand c’est nécessaire, le plus longtemps possible dans le fournil et nous avons souvent déjà une fournée qui cuit quand les avions arrivent. Le four est un four industriel : deux grandes plaques sont montées sur roulettes, pour enfourner il suffit de les tirer à l’extérieur, d’y poser les pains, trois cent soixante quatre au total, côte à côte, de repousser les plaques et de fermer la porte, pour arrêter la cuisson il suffit de tirer les plaques à l’extérieur, ce n’est pas long à faire mais quand c’est le moment, c’est le moment ; même en plein bombardement il faut y aller ; il faut quitter l’abri, traverser la cour, malgré les sifflements stridents des bombes qui descendent ; nous y allons à tour de rôle mais quand je m’aperçois que les autres ne voient pas d’inconvénient à ce que j’aille me mettre à l’abri ailleurs et que je ne sois pas là au moment où il faut éventuellement courir sortir les plaques, je regagne avec soulagement, ma tranchée-abri.
Survivre dans l’enfer du siège !
Les événements vont se précipiter, le lundi seize avril les Soviétiques déclenchent l’ultime attaque à partir des rives de l’Oder, juste en face de Berlin ; le siège de la ville nous paraît inévitable, les nazis ne céderont pas quels que soient les dégâts et les pertes inutiles, le mot d’ordre reste : "se battre jusqu’au dernier", monstre stupidité, que veut Hitler ? Que les Berlinois soient ensevelis sous les décombres de leur ville et que les Soviétiques ne trouvent, en arrivant que ruines et morts.
Nous travaillons normalement les trois premières nuits de la semaine mais le jeudi soir le bombardement est plus long et plus intense, nous manquons d’eau après l’alerte et nous terminons notre travail dans le milieu de la matinée si bien que le vendredi soir je décide de me réfugier dans un abri afin de pouvoir dormir un peu si l’alerte se prolonge ; bien m’en a pris, le bombardement, qui sera le dernier des occidentaux, dure plusieurs heures. A la fin de l’alerte, vers une heure du matin, nous nous retrouvons tous au fournil mais nous n’avons plus ni courant ni eau, il est impossible de travailler dans ces conditions et le patron ne peut que nous envoyer dormir.
Le lendemain, samedi 21 avril je quitte l’appartement vers neuf heures pour aller à la fabrique, je me prépare à dépasser un militaire qui marche sur le trottoir, quand j’arrive à sa hauteur j’entends le bruit caractéristique d’un obus qui éclate :
- Mais, c’est un impact ?
- Oui, depuis cinq heures ce matin Berlin est sous le feu de l’artillerie russe.
Je retourne sur mes pas chercher Erika et nos affaires ; en cours de route je remarque des affichettes ordonnant aux militaires qui se trouvent à Berlin, pour quelque raison que ce soit, de ne pas chercher à rejoindre leur unité mais de se rendre à la caserne de Charlottenbourg ; la bataille de Berlin commence.
Au local les camarades m’attendent ; ils ont en mains un exemplaire du journal du matin, paru sur une seule feuille, qui donne des instructions à la population pour les jours à venir. Un encart bien visible au milieu de la première page a retenu leur attention, ils y ont remarqué le mot "Ausländer" (étrangers) et sont impatients que je le leur traduise ; le texte dit "Alle aufsässige Ausländer müssen unschädlich gemacht werden" aufsässige se traduit par rebelles ou récalcitrants, je préfère dire simplement et peut-être plus clairement : "les étrangers qui ne se tiendront pas tranquilles devront être mis hors d’état de nuire", l’un d’eux pose cette question d’une incroyable naïveté : qu’est-ce-qu’ils nous feraient, ils nous mettraient en taule ? Non, mon vieux ils ne nous enverraient pas en taule : nous allons nous trouver dans une ville assiégée, dans la zone des combats et pour nous mettre "hors d’état de nuire" une balle dans la nuque suffirait.
Nous voulons survivre et nous nous organisons en conséquence : il reste encore une forte réserve de farine, du charbon pour plusieurs semaines et il est vraisemblable que nous allons continuer à faire du pain. Nous sommes cinq hommes et deux femmes, l’amie de l’un des gars qui logent au dortoir et Erika ; nous avions déjà prévu, lorsque la bataille atteindrait Berlin, de nous rassembler et de nous installer derrière les magasins, dans le couloir, sous la dalle en béton de la terrasse, il est vraisemblable que l’Armée Rouge utilisera surtout des armes antipersonnel du genre "orgues à Staline" qui n’ont guère de pouvoir perforant et pour lesquelles une protection légère suffit. Nous installons les lits sous l’escalier en pierres de taille qui paraissent solides, nous resterons le moins possible dans le dortoir qui donne directement sur la rue. Par contre nous serons, en travaillant, à peu près aussi bien protégés que si nous étions au milieu d’une place publique : les murs du fournil sont en briques jusqu’à mi-hauteur, le reste est occupé par des baies vitrées, quant au toit, c’est du carton bitumé, l’un des côtés seulement est adossé à un bâtiment qui fait écran et l’on peut penser que très rapidement les obus et les fusées viendront de toutes les directions, la ville sera forcément encerclée.
Au fournil, si nous avons du charbon, de la farine et de l’eau, nous n’avons plus de courant alors on amène un grand pétrin métallique et nous retroussons les manches pour pétrir à la main, c’est pénible, harassant même et je ne peux faire que cela, je suis incapable de "tourner les pains" c’est-à-dire de leur donner forme à la main.
Nous ne livrons évidemment plus le pain que nous fabriquons, il est vendu sur place aux consommateurs ; cela s’est su très vite et la queue, devant l’entrepôt, s’allonge.
L’artillerie soviétique se rassemble autour de Berlin, en même temps que les unités d’infanterie poursuivent l’encerclement de la ville qui sera effectif le vingt-cinq ; bientôt ce ne sont plus seulement quelques obus de temps en temps mais un vacarme continuel de sifflements et d’explosions ; le bruit des rafales des "orgues à Staline" est particulièrement impressionnant : d’abord le grondement de soixante douze fusées arrivant à la fois emplit le ciel puis les impacts se succèdent. Nous n’avons plus d’informations ; sans courant pas de radio, les journaux ne paraissent plus, on ne sait pratiquement rien des positions des uns et des autres, des bruits incontrôlables et peu crédibles circulent : on dit que les Américains seraient arrivés dans la banlieue ouest ; un soir, les quatre autres Français, craignant peut-être que leur statut de volontaire leur vaille plus d’ennuis auprès des Russes que des Américains veulent partir à la faveur de la nuit pour les rejoindre en rasant les murs, pure folie ! Ils seraient tirés comme des lapins. Certains Berlinois rêvent aussi d'une issue qui leur permettrait d’échapper aux Soviétiques, le brigadier est sûr que les occidentaux sont proches de Berlin et que l’on peut compter sur eux pour s’allier aux Allemands afin de repousser les "Bolcheviques". La mort de Roosevelt, le treize avril avait déjà fait naître des espoirs insensés de renversement d’alliances.
Vaille que vaille nous continuons à faire du pain mais, un matin, plus rien ne sort des robinets, plus d’eau ! Sous cette partie de la ville il y a une nappe souterraine et, dans un angle du sous-sol un puits, j’essaie, avec un seau au bout d’une corde de puiser de l’eau mais c’est si profond et il faut si longtemps pour remonter le seau que le rendement n’est pas suffisant, l’orifice est trop étroit pour que l’on puisse s’y mettre à deux, ce n’est pas la solution. Un peu plus haut, dans la Schönhauser il y a une brasserie, on leur téléphone : ils ont de l’eau, il suffit d’aller la chercher. Le livreur attelle deux chevaux devant un plateau sur lequel sont installés six gros cuviers tout neufs, trouvés je ne sais où, il embarque un autre Français avec moi et nous voilà partis pour la brasserie. Nous sommes debout sur le plateau, chacun d’un côté derrière le cocher.
Je ne suis pas trop rassuré ça pète de tous les côtés ; nous arrivons presque à destination, j’ai le temps de remarquer que, tout contre la brasserie une barricade, sans chicanes ni d’autres possibilités de passage, coupe la Schönhauserallee, les Soviétiques sont certainement tout proches.
Des rafales nourries de canons à tir rapide se déclenchent et prennent l’avenue en enfilade, je saute sur la chaussée avant que les chevaux ne s’emballent, le camarade en fait autant et nous sommes vite collés au sol, ne dépassant guère les pavés ! Un avion nous survole, se dirige vers la brasserie où il lâche une petite bombe ; elle arrive sur une sorte de hangar, le toit se soulève et retombe en morceaux. Le tir s’est un peu calmé, je cours vers les bâtiments à la recherche d’un abri ; à l’entrée de la cour deux soldats soviétiques sont étendus, face contre terre, ils ont été abattus là. Sur la droite une porte semble mener à une sorte de sous-sol, allons-y... C’est un poste de commandement, interdit évidemment aux civils ; j’essaie d’être aussi discret que possible, de ne pas me faire remarquer pour pouvoir y rester un peu mais mon compagnon n’arrête pas de me poser des questions et voudrait que je lui traduise tout ce qu’il voit, pas moyen de le faire taire ! Il ne faut pas longtemps pour qu’un soldat nous dise de quitter les lieux, nous revoilà dans l’avenue.
Nous avons à peu près un kilomètre à faire pour retrouver le Pfefferberg, nous sautons de porte cochère en porte cochère, attentifs aux impacts, dès que nous entendons un obus exploser nous partons vite nous mettre à l’abri un peu plus loin en attendant le prochain. A la boulangerie nous retrouvons le livreur, rentré sain et sauf mais ayant perdu en route tous ses cuviers et nous n’avons toujours pas d’eau...
A part le puits dans le sous-sol il y en a un autre, dans un bâtiment de l’autre côté de la cour, d’un diamètre d’au moins trois mètres, qui est équipé d’une pompe ; cette pompe est installée au fond et actionnée par une longue bielle reliée à un moteur en surface, des paliers avec des échelles pour aller de l’un à l’autre permettent de descendre à l’intérieur. Nous n’avons, évidemment pas de gas-oil pour faire fonctionner le moteur mais on a trouvé une pompe aspirante-foulante à main et quelqu’un pour la mettre en place sur un palier intermédiaire ; on m’envoie avec deux autres personnes que je ne connais pas pour l’actionner ; on nous équipe d’une lampe acétylène, à la fois pour nous éclairer et pour nous assurer que l’air est respirable. La manoeuvre est assez pénible mais nous nous relayons et cela ne va pas trop mal ; nous sommes à l’abri des obus et des fusées des Katioucha (les orgues à Staline) mais supportant mal cette claustration, je suis quand même fort heureux que l’on ne me demande pas d’y redescendre le lendemain.
Le problème de l’eau pour le pain est enfin réglé et, le débit étant suffisant, nous pouvons en prendre aussi pour nos propres besoins ; jusque là nous étions obligés d’aller à la pompe publique, dans la rue et ce n’était pas une partie de plaisir. C’est une haute pompe en fonte, à balancier, il s’y forme une longue file d’attente, exposée à tous les dangers ; j’avais trouvé deux solutions pour éviter à la fois l’attente et réduire le risque : je me mettais à l’abri sous un porche d’où je pouvais surveiller la pompe, quand je voyais arriver une personne âgée je me précipitais pour pomper à sa place et je continuais pour les suivants, il s’écoulait, en général, peu de temps avant que quelqu’un dise : " il faudrait laisser le jeune homme remplir son seau, ça fait déjà un moment qu’il pompe pour les autres " ; un autre moyen consistait à profiter du passage des chasseurs soviétiques qui, de temps en temps venaient mitrailler les rues ; lorsqu’on les entendait arriver tous les gens s’éparpillaient comme une volée de moineaux pour se mettre à l’abri et je me précipitais avec mon seau, le remplissant aussi vite que possible tout en tournant autour de la pompe en essayant de la garder entre les avions et moi.
Je n’ai guère l’occasion de voir ce que font les Berlinois, ils semblent être, en grande partie, dans les abris, je ne sais pas trop, non plus, comment fonctionne le ravitaillement. Pour ce qui nous concerne nous avons du pain et on vient nous en échanger contre des denrées diverses ; le garçon que j’avais dépanné le jour où les autres ne voulaient rien lui donner ne m’a pas oublié, il m’a apporté des boîtes de viande qu’il a dû voler quelque part, le pillage me semble être, pour tout le monde, le principal pourvoyeur de l’alimentation ; Erika va récupérer des pommes de terre dans un wagon stationnant dans une gare proche.
Après la journée de travail, dans le local, on cuisine en commun ce que l’on a, c’est parfois peu de chose mais nous avons au moins du pain à suffisance ; dans le couloir nous avons forcé les portes des magasins désaffectés nous y avons trouvé de la paraffine, nous en fabriquons des bougies avec du coton à repriser pour mèches. Nous avons un moment de tranquillité après le repas ; à la tombée de la nuit les tirs se calment un peu, il n’y a ni mouvements de troupes importants ni combats dans notre quartier mais c’est l’heure où passent, en rasant les murs, quelques patrouilles, petits groupes composés de tout ce qu’ils ont pu rassembler : soldats, vieux du Volkssturm, gamins de quatorze, quinze ans qu’ils envoient encore se faire tuer, je ne sais où, dans une bataille perdue ; mais qu’attendent les nazis pour arrêter le massacre ?
C’est également à cette heure-là que les copains viennent nous voir, chercher du pain bien sûr mais aussi bavarder un peu, c’est par eux que nous avons quelques nouvelles de ce qui se passe un peu plus loin, à cinq cents mètres au maximum, cela ne nous avance guère mais, puisque nous avons de la lumière, nous pouvons rester un peu ensemble et nous détendre avant d’aller dormir.
La mort nous guette tous à Berlin et le directeur en blouse blanche qui "a fait Verdun" à la précédente guerre me dit qu’il préférerait de nouveau y être plutôt qu’ici. Près de notre local est installé un poste de secours, quand un blessé y meurt on le sort en le traînant par les pieds pour l’emmener un peu plus loin sur le trottoir ; Erika me conduit sous le porche de la maison voisine où elle a vu deux femmes allongées, elles sont déjà rigides.
Les projectiles ont parfois de curieux effets : un homme, le visage ensanglanté arrive dans le local en hurlant, il a ouvert la première porte qui se trouvait devant lui ; Erika, qui a des notions de secourisme s’en occupe, ses blessures sont très superficielles et causées par du sable qui a été projeté sur son visage et ses vêtements mais il n’a reçu aucun éclat.
Il n’y a pas que les obus russes qui tuent : Erika a vu, pendant que j’étais au travail, des S.A. descendre l’avenue avec deux hommes en bras de chemise et pantalon militaire et une femme, ils les ont abattus tous les trois, presque en face du local, les ont laissés là avec un écriteau "traîtres à la patrie", deux déserteurs et, probablement, la femme qui les avait hébergés, les cadavres sont encore au même endroit.
Des étrangers, surtout des Français, viennent parfois chercher du pain avec des tickets falsifiés, l’un des directeurs, celui qui m’a embauché, s’occupe de la vente ; quand il en repère un il lui passe un savon puis lui donne quand même un petit morceau de pain mais il est du style "grand gueulard" et il fait du bruit ; un jour il prend ainsi à partie un étranger, probablement un Français mais un S.A. est là, il emmène l’étranger dans un coin de la cour et l’abat froidement. Le directeur est parti immédiatement et nous ne l’avons jamais revu, même quand tout a été fini.
Sous ce déluge de fer nous passons parfois bien près de la mort ; un soir je reviens au local, portant un seau d’eau, j’ai à peine contourné l’angle du bâtiment que j’entends une explosion derrière moi, un obus a percuté l’autre face de l’entrepôt, à l’endroit où j’étais quelques instants plus tôt, si j’avais eu quelques secondes de retard...
Un matin, en arrivant au fournil nous y trouvons une multitude de petits éclats d’acier : une fusée a traversé le toit et est venue exploser sur le sol ; ces fusées de Katioucha ne pénètrent pas profondément, le point d’impact sur le carrelage est à peine décelable mais elles se fragmentent en une quantité énorme de paillettes d’acier d’un centimètre de long et de deux à trois millimètres de diamètre ; des plaques de tôle de deux mètres sur un, dressées contre le mur, servant en d’autres temps pour la cuisson d’un pain spécial, sont complètement criblées de petits trous. Si nous avions été là, pas un n’en réchappait !
La fusée n’a fait aucun dégât matériel notable mais a laissé un trou dans la toiture, l’après-midi on m’envoie avec le livreur pour le colmater ; dans le pignon du bâtiment auquel est adossé le fournil une ouverture permet d’accéder directement au toit, nous en débouchons, un morceau de carton bitumé à la main mais c’est absolument infernal là-haut, ce ne sont que sifflements de projectiles qui passent au-dessus de nos têtes, explosions un peu partout dans les environs. Nous nous regardons et le livreur, qui ne me paraît pas particulièrement poltron me dit : - je ne sais pas ce que tu en penses mais moi je n’y vais pas - je n’en ai pas, non plus, la moindre envie et le trou restera.
Je crois qu’il fait beau puisque c’est le printemps mais nous ne voyons plus grand chose, le risque, toujours présent, est trop absorbant. Pourtant quand nous sortons, que nous allons du local au fournil, par exemple, nous marchons tout aussi tranquillement qu’avant, à quoi bon courir, le danger est partout : une fusée est tombée dans le fournil, un obus a éclaté contre le mur, un autre a abattu un des piliers en briques qui sont en haut de l’escalier, une fusée a tué deux femmes sous le porche voisin. Ce ne serait pas de chance d’avoir traversé toute la guerre et de mourir maintenant alors qu’il reste peut-être quelques jours à tenir ou, peut-être même seulement quelques heures mais qu’y puis-je ? Je regarde une pierre, dans le coin du mur, c’est quelque chose d’inanimé mais si une fusée éclate à proximité elle restera pierre et, pour moi, il suffit d’un tout petit bout d’acier bien placé pour que je cesse d’exister, c’est le genre de pensées stupides qui me viennent parfois à l’esprit.
Et la peur dans tout cela, qu’est-ce-que c’est ? Je ne sais pas trop, peut-être bien ce que j’ai ressenti quand j’étais plaqué contre les pavés de la Schönhauserallee et que les canons tiraient ou bien encore l’espèce de panique qui m’a saisi, après l’impact de la fusée au fournil alors que j’étais penché sur le pétrin, à la pensée que, à l’instant même, il pouvait en arriver une autre. Heureusement ces moments-là sont courts.
Le rêve de conquête du monde
se termine au coin de la rue
Nous sommes un peu mieux protégés pendant notre sommeil, un peu seulement, un obus qui viendrait éclater dans un des magasins fermés près de l’endroit où nous dormons ne nous laisserait guère de chance mais je me serre contre Erika, cela nous rassure mutuellement et, la fatigue aidant, nous passons de bonnes nuits. Nous n’avons pas de réveil et l’heure du début du travail n’est pas régulière, on vient nous chercher quand on a besoin de nous. Les nuits sont, dans l’ensemble, assez calmes ; un soir les sirènes retentissent trois fois de suite, c’est le signal prévu pour annoncer aux Berlinois que les Soviétiques lancent une attaque générale mais il ne se passe rien de particulier, notre libération n’est pas encore pour aujourd’hui.
Le soir du premier mai, un jour comme les autres, je me couche et m’endors assez vite. Le lendemain matin je me réveille le premier et j’ai d’abord l’impression qu’il est plus tard que d’habitude puis... qu’est-ce-que j’entends ? Mais ce sont des gens qui marchent sur le trottoir, qui parlent, on n’entend plus d’explosions, vite je me lève et vais à la porte, en effet il y a foule sur la Schönhauser !
Debout tous ! C’est fini...
Il y a de tout parmi les passants, des militaires, des civils, la plupart portant des paquets, ils reviennent probablement des abris ; j’avise un Schupo espérant glaner quelques renseignements :
- Hitler est mort, on ne sait trop comment, suicidé, tué au combat à la tête d’un groupe dont il aurait pris le commandement, abattu pas les S.S., peut-être, Berlin s’est rendu dans la nuit, ce qui est sûr c’est que les combats ont cessé -.
Et les Russes, où sont-ils ?
Certainement pas loin d’ici, peut-être même sur la Horst Wesselplatz mais impossible de savoir où exactement.
C’est un va et vient continuel sur l’avenue, des groupes se forment, on discute, on essaie de savoir ce qui se passe, les macarons à croix gammée ont disparu des boutonnières et les uniformes du parti ont été remisés, c’est sage ; on raconte qu’un S.A. est sorti ce matin en uniforme de chez lui et qu’il aurait été lynché par les passants, mais que ne raconte-t-on pas dans ces moments là ? Un vieux du Volkssturm, portant un ballot sous le bras me demande si je pourrais lui trouver un coin où il remplacerait son uniforme par des vêtements civils : "entre mais tu remportes ton uniforme".
Et les Soviétiques ? Bientôt dix heures après la reddition de la ville où sont les vainqueurs ? Je voudrais bien les voir ces soldats que j’ai tant espérés, cette armée qui, depuis les bords de la Volga, a ramené jusqu’à Berlin les troupes de cette arrogante Allemagne à laquelle, jusque là, rien ne semblait pouvoir résister ; et les T 34, les fameux chars de la victoire, je voudrais voir tout cela. Oubliant l’état dans lequel doivent être ces soldats qui se sont âprement battus depuis quinze jours je ne suis pas loin d’imaginer une sorte de parade, drapeau rouge en tête.
Qu’est-ce-qui arrive là-bas de la Horst Wesselplatz ? Une troupe en uniforme kaki précédée de... d’un drapeau blanc, des Allemands qui se rendent ? Mais ce ne sont pas des uniformes allemands, ils approchent et on distingue maintenant l’étoile rouge sur le calot, plus de doute, c’est l’Armée Rouge ; ils traînent un petit mortier derrière eux et s’arrêtent juste en face de l’escalier qui mène à la terrasse. L’un deux, parlant assez bien allemand nous demande de nous mettre à l’abri, ils viennent faire prisonniers un groupe de soldats de la Wehrmacht qui sont dans les caves du Pfefferberg, cela devrait se passer sans casse mais on ne sait jamais...
Leur mise en garde n’a servi à rien, tout le monde est resté dans la rue et peu de temps après les Allemands descendent de la terrasse les mains bien sagement sur la tête. L’Armée Rouge est bien là mais je suis déçu, j’espérais quelque chose de plus brillant.
La Schönhauser fait un angle juste après notre local, les Soviétiques installent un barrage pour récupérer les soldats qui auront l’imprudence de passer par-là, l’un d’eux se dissimule un peu à l’angle et dirige les Allemands qui, pour la plupart arrivent sur lui sans l’avoir vu, vers ses copains qui les rassemblent près des tranchées-abri. Le Soviétique parle à peu près allemand et je reste à bavarder, quand c’est possible, un peu avec lui ; il arrête un pompier qui essaie de lui expliquer qu’il n’est pas soldat, il le dirige avec les autres.
- C’est vraiment un pompier.
- Possible mais ce n’est pas à moi de faire le tri, qu’il se débrouille, quand ils étaient les plus forts ils ne prenaient pas de gants avec nous. Je revois les deux Russes abattus dans la brasserie et je n’insiste pas.
La plupart des Allemands qui croyaient avoir réussi à s’échapper font triste figure quand ils se voient aux mains des Soviétiques et je les comprends ; L’un d’eux paraît si en colère que je ne puis me défendre de lui dire : "il faut en prendre ton parti, aujourd’hui tout est changé, le rêve de conquête du monde se termine au coin de la rue".
Les débuts de
l’occupation soviétique
Les Soviétiques sont maintenant bien installés à Berlin, les soldats, souvent des filles, règlent la circulation aux carrefours ; les panneaux en cyrillique ont fait leur apparition me rappelant le Paris de l’occupation et les indications en allemand. Il y a peu de transit à travers la ville puisqu’elle est entourée d’une ceinture autoroutière, le Ring, qui permet de l’éviter. Ma surprise est grande devant les premiers GMC que je vois de loin, garés dans une avenue "qu’est-ce-que cela peut bien être ces vieux trucs" ? Ces cabines se réduisant à un siège et un tableau de bord avec une capote en toile m’évoquent les camions dans lesquels j’avais roulé avec mon père dans les années vingt, je comprends seulement quand je m’approche et constate que les boutons des commandes au tableau sont modernes et que les indications sont en anglais.
On distribue de nouvelles cartes d’alimentation ; c’est l’occasion d’apprendre que je suis "citoyen des Nations Alliées", j’ai double ration, pas moins, ce qui me vaut cette réflexion du fonctionnaire : "avant, Madame vous a certainement aidé, vous allez, maintenant pouvoir lui rendre la pareille". Ce serait intéressant s’il y avait de la marchandise dans les magasins mais ils sont vides. Je n’ai pas une conscience très nette de faire partie des vainqueurs ni que cela doive me valoir des privilèges.
La façon dont les soviétiques règlent les problèmes de ravitaillement, du moins les premiers jours, n’arrange rien, ils emmènent les ménagères dans les magasins et les laissent se servir, si le magasin est fermé, ils enfoncent la porte ; il n’y a peut-être pas grand chose d’autre à faire dans les circonstances actuelles mais cela ne me paraît pas très rationnel.
Nous en avons la démonstration un matin où on vient me chercher à l’appartement : on me demande à la boulangerie ; j’y retrouve les autres Français et le seul directeur qui reste, revêtu de son habituelle blouse blanche, veuve du macaron à croix gammée :
- je n’ai plus à vous donner d’ordres mais l’officier soviétique que voici m’a demandé de faire une fournée pour la population et je n’ai pas d’autres ouvriers que vous, que décidez-vous ?
Je traduis et les camarades répondent :
- Ma foi on est boulangers, on ne refusera pas de faire du pain, il faut bien que les gens mangent.-
"L’officier" soviétique, au plus un sergent, a déjà des renseignements sur les quantités que nous cuisons à chaque fournée, il nous fait comprendre, à l’aide de quelques mots d’allemand et force gestes, que nous aurons du pain pour nous (c’est le moins !) mais qu’il veut voir, quand la fournée sera terminée, les trois cent soixante quatre pains au complet. Nous en sommes tout à fait d’accord, il y deux autres petits fours dont il ignore l’existence, il suffit d’actionner une tirette pour les chauffer en même temps que le grand et nous y mettrons quelques pains supplémentaires alors, même s’il n’est pas très généreux, nous aurons notre bonne part. Il se renseigne sur l’heure à laquelle nous pensons que la fournée sera prête et s’en va après nous avoir encore, à l’aide d’une mimique qu’il pense appropriée, fait comprendre qu’il veut voir tous les pains quand ils seront cuits : il fait, tout en souriant, un "taratata !" accompagné d’un geste fauchant du bras.
On a aussi récupéré le brigadier et nous préparons une fournée, toujours à bras, l’électricité n’est pas revenue ; quand le pain est au four je reste seul dans le fournil avec Louis, le plus trouillard des autres Français, nous suffirons pour défourner.
Arrive un grand escogriffe de soldat soviétique suivi d’un vingtaine de femmes du quartier ; "Kléba" dit-il, du pain, il ne parle pas un mot d’allemand mais les femmes m’expliquent qu’il leur a fait signe de le suivre et fait comprendre qu’elles auraient du pain. C’est bien gentil, ton histoire, lui dis-je en français qu’il ne comprend pas plus que l’allemand mais le pain est au four et doit être remis, en totalité, à ton collègue. Il n’a bien sûr pas compris un traître mot et insiste : "kléba", bon, je tire une plaque hors du four et appuie mon doigt sur le pain, il en fait autant et constate qu’il n’est pas cuit après quoi il me montre la pendule accrochée au mur, il veut savoir quand la fournée sera prête, je lui montre où sera la grande aiguille à ce moment-là, tout content, "dobro", il repart avec son escorte.
Louis est vert de peur :
- tu es fou, tu lui as dit à quelle heure la fournée sera cuite, il va revenir avec les femmes et ils récupéreront le pain.
- Et alors, je ne suis pas chargé de faire la police de l’armée soviétique, il peut bien faire ce qu’il veut et laisser les femmes prendre tout, cela m’est bien égal.
- Mais l’autre a dit qu’il nous fusillerait si on ne lui remettait pas tous les pains.
- Ah ! c’est vrai, alors, fais ton acte de contrition si tu veux mais cesse de dire des âneries.
Nous finissons de défourner, les pains brûlants sont sur le chariot à roulettes que nous utilisons pour cette opération quand le soldat, dont l’escorte s’est encore enrichie, revient. Louis essaie de s’interposer :
- arrête, tu vois bien que cela ne sert à rien, va plutôt chercher un sac vide et profitons-en pour nous servir.
Les femmes, d’un côté du chariot récupèrent tout ce qu’elles peuvent pendant que nous en faisons autant de l’autre côté, sagement les Berlinoises ne moisissent pas sur place. Quand tout est débarrassé, nous sortons les pains qui sont dans le petit four et emportons le tout. Nous ne reverrons personne venant nous demander des comptes, ni directeur, ni sergent et ce fut notre dernier passage au fournil. Il y avait un stock de farine, du charbon et nous n’aurions certainement pas refusé de faire du pain, au moins jusqu’au moment où on aurait pu assurer la relève mais personne ne nous l’a demandé.
Nous avons, Erika et moi réintégré l’appartement de la FehrbellinerStrasse qui n’a en rien souffert du siège mais nous sommes souvent, avec les autres, au local de la Schönhauserallee tentant de glaner quelques renseignements sur la situation et, surtout, sur ce que les Soviétiques peuvent avoir décidé pour notre rapatriement ; nous assistons parfois à des scènes cocasses : deux bidasses de l’Armée Rouge ont vraisemblablement l’intention de récupérer chacun un vélo, ils arrêtent un cycliste d’une cinquantaine d’années et se saisissent de sa machine mais le Berlinois, un solide bonhomme qui n’a pas l’intention de se laisser faire, la tient fermement par le cadre et réussit à leur arracher des mains tout en leur décochant quelques épithètes qu’heureusement ils ne comprennent pas ; les Soviétiques tentent de nouveau leur chance avec le prochain cycliste mais les gens qui ont été témoins de la scène précédente lui crient : "ne te laisse pas faire, ils ont déjà essayé avec un autre et ça n’a pas marché, défends ton vélo" ; Ils tenteront un troisième essai qui se terminera comme les deux précédents et ils repartiront à pied.
Nous revoyons souvent André Latine et nous nous promenons fréquemment tous les trois à travers Berlin, les étrangers ont tous mis à leur boutonnière les couleurs de leur pays, nous sommes donc facilement repérables ; un jour, sur un boulevard, un soldat nous fait signe, d’une façon qui nous semble impérative, de le suivre, que peut-il bien vouloir ? Suivons donc, nous verrons bien ; il nous emmène dans une brasserie où il n’y a que des Soviétiques, nous fait signe de nous asseoir autour d’une table, va chercher trois verres qu’il pose devant nous et prend la bouteille de vin d’Alsace que nous n’avions pas remarquée, passée dans son ceinturon, la débouche et nous sert, nous aurions aimé trinquer avec lui, non, il repart et nous buvons tranquillement notre vin, dont nous avions un peu oublié le goût, parmi les Soviétiques qui nous font des signes amicaux ponctués de "towarich".
Ils me semblent plutôt sympathiques, ces Soviétiques mais, pensant à Erika, je suis quand même sur mes gardes ; on parle de viols et si je n’ai personnellement rien vu dans ce domaine ni rencontré une victime on me rapporte des faits qui me donnent à réfléchir ; nous nous réjouissons que la porte de notre immeuble soit solide et ferme bien. Un soir pourtant nous entendons des pas dans la montée, ce sont des Russes, ils doivent être deux et semblent visiter les appartements ; nous prêtons attentivement l’oreille à ce qui se passe à l’étage au-dessous où, à droite vit une femme d’environ quarante cinq ans avec son fils et, à gauche, une femme seule, d’environ trente ans, assez jolie ; les soldats ne se pressent pas, parlent beaucoup mais tout semble bien se passer. Nous les attendons et nous voyons arriver une sorte de patrouille, deux soldats armés. L’un d’eux commence par vouloir enlever ma montre-bracelet, je lui maintiens fermement le poignet en protestant, "Oh ! Frantsousky", le second lui dit quelque chose qu’évidemment je ne comprends pas et il lâche mon bras ; celui qui semble commander me fait comprendre qu’il aimerait bien que j’aie un papier confirmant mes dires, j’ai ma carte d’identité française que je lui montre : "dobro tovarich", nous tentons de nous comprendre mais ce n’est pas facile, si je ne me trompe pas, l’Allemagne n’ayant pas encore capitulé, ils recherchent les soldats qui pourraient se dissimuler pour les faire prisonniers, pourquoi pas ? A cette heure-là c’est un peu étrange ; ils repartent en me souhaitant, je pense, une bonne nuit, souhait ponctué d’une tape amicale sur l’épaule.
Les problèmes ne se règlent
pas facilement dans un monde
en ruines
Nous ne savons rien de ce qui se passe dans le reste du monde et je n’apprendrai la capitulation de l’Allemagne que le quatorze alors que je n’étais qu’à quelques stations de Métro de l’endroit où elle fut signée dans la nuit du huit au neuf. Pour ce qui concerne notre rapatriement des bruits fantaisistes circulent, un Soviétique nous dit que, demain ou après-demain, des trains partiront de la gare centrale pour l’ouest ; la gare centrale n’est qu’un amas de décombres et les voies de la ferraille tordue, sans parler des ponts, très nombreux à Berlin, qui sont en triste état.
Il nous arrive parfois des informations inattendues ; un jour en nous promenant, Erika et moi, nous nous arrêtons devant une affiche rédigée dans les quatre langues qui sont maintenant utilisées pour les communications des autorités militaires : russe, anglais, français, allemand ; il s’agit d’une relation, assez longue et détaillée de ce qui a été découvert au camp de concentration de Buchenwald, il n’y a pas d’illustration photographique du texte que nous lisons attentivement de la première à la dernière ligne ; ni Erika, qui pourtant a été incarcérée trois mois au camp de Schwetig, ni moi ne parvenons à vraiment comprendre, nous pensons que les choses ont été exagérées pour des raisons, peut-être de propagande, les chiffres des morts nous semblent, à priori, peu crédibles. Cette relation est pourtant exacte, j’aurai tout le loisir de m’en convaincre par la suite mais si nous savions que le régime des camps était très dur et qu’une vie humaine n’y comptait guère nous étions tout à fait incapables d’imaginer la férocité des S.S. ni l’ampleur de ces processus d’extermination et l’organisation diabolique qui les rendait possibles.
Mon principal souci n’est pas seulement mon propre rapatriement mais ce que je vais pouvoir faire pour emmener Erika avec moi ; je vais voir la Kommendantura, il y a un interprète mais ils ne savent rien, alors ils me répondent n’importe quoi. En remontant Unter den Linden en direction de la porte de Brandebourg je me souviens que, juste devant, sur la Pariserplatz, il y a l’Ambassade de France en face de celle de Grande Bretagne, peut-être bien que j’y trouverai quelqu’un. La Porte est toujours là, un peu abîmée mais des deux ambassades il ne reste rien, pas un morceau de mur, seulement des tas de pierres et de briques. Un peu ému je passe sous l’arcade centrale de la Brandenburgertor, la seule d’ailleurs praticable et je ne trouve à dire à Erika, d’une voix un peu étranglée, que : "tu vois, on est là, tous les deux, vivants".
Au cours des démarches que j’effectue pour essayer de ramener Erika avec moi je rencontre d’autres garçons dans la même situation mais aucun n’a trouvé de solution ; à défaut de partir ensemble plusieurs, comme moi, tentent de se marier, pensant que ce serait plus facile ensuite si les Soviétiques ne nous permettent pas, dans le cadre du rapatriement, d’emmener quelqu’un avec nous ; l’un deux, plus compétent en matière de droit me précise : attention, le mariage d’un Français à l’étranger n’est valable que s’il est célébré par un officier d’Etat-Civil du pays où il a lieu et le fait que l’Allemagne soit, aujourd’hui, sous administration militaire ne change rien à ces dispositions. Au bureau d’Etat-Civil de Prenzlauerberg dont nous dépendons on me le confirme mais, pour nous marier, il faudrait que nous puissions fournir les pièces prévues par la Loi, ce qui est impossible puisque celles me concernant doivent parvenir par le canal consulaire mais, me dit l’employé, devant l’abondance de demandes comme la vôtre je sais que l’on étudie la possibilité de célébrer les mariages de citoyennes allemandes avec des étrangers sans qu’ils soient obligés de fournir toutes les pièces habituellement requises ; à sa connaissance aucune solution n’a encore été trouvée, il faut attendre.
Un matin deux Soviétiques dont l’un parle suffisamment allemand pour qu’on se comprenne viennent nous trouver au local de la Schönhauserallee pour nous dire que tous les étrangers doivent quitter Berlin et qu’ils viendront nous chercher le lendemain pour nous incorporer à un convoi qui partira à pied pour un camp de rassemblement situé à Biesdorf, un quartier excentrique de Berlin, d’où nous repartirons en camions pour l’ouest. Cela paraît être une démarche tout à fait officielle et nous nous préparons ; il y a deux femmes : Erika et la compagne de l’un des autres Français ; pour ce qui concerne cette dernière je crois que son compagnon aimerait surtout s’en débarrasser, de préférence en douceur ; pour le moment il est d’accord pour l’emmener, elles partiront donc toutes les deux avec nous et nous tenterons de passer ensemble à l’ouest. On décide, puisque Biesdorf est assez loin et que nous avons des bagages de prendre un chariot et deux chevaux à la boulangerie.
Le lendemain, au milieu de la matinée, les Soviétiques viennent en effet nous chercher et nous rassemblent d’abord sur une place où nous retrouvons d’autres ressortissants des pays de l’ouest, on nous fait aligner, on nous compte et nous partons ; sur Alexanderplatz notre colonne s’augmente encore de quelques unités, prétexte à nous recompter. De là nous prenons la Frankfurterallee qui ne s’appelle pas encore la "Stalinallee" avant de devenir ensuite la "Karl Marxallee", en direction de l’est. Nous marchons la plupart du temps derrière le chariot bâché sur lequel nous avons mis nos bagages.
De temps en temps on nous fait faire halte pour nous reposer, au cours de l’un de ces arrêts deux soldats paraissent fort intéressés par nos chevaux, ils les flattent, les regardent en détail puis se concertent avec nos encadrants et reviennent avec un vieux canasson qu’ils échangent purement et simplement contre l’un de nos deux bons chevaux ; peu importe, nous pouvons continuer ainsi. Chaque fois que l’on s’arrête le même cérémonial se répète avant le départ : on nous fait mettre en rangs et on nous compte. A une autre halte deux Soviétiques regardent encore nos chevaux, du moins le bon qui reste, avec intérêt ; cette fois ils détellent, sans autre forme de procès, celui qu’ils ont choisi et nous repartons avec un seul cheval, bah ! nous sommes au moins sûr qu’ils ne nous piqueront pas celui qui reste, tout juste bon pour la boucherie.
Nous arrivons au camp de Biesdorf en fin d’après-midi et nous trouvons, dans une baraque une petite chambre qui nous suffira mais, peu après notre arrivée éclate, entre Erika et l’autre femme, une dispute qui dégénère ; Erika, pour qui toute vérité est bonne à dire et qui n’est pas toujours très diplomate dit brutalement à l’autre Allemande :
- Mais ouvre les yeux, ton mec n’a pas la moindre envie de t’emmener en France, il ne pense qu’au meilleur moyen de te larguer.
Pas contente la fille lui saute dessus, je me précipite pour les séparer mais les Français, ils sont quatre, me maintiennent solidement et le compagnon de l’Allemande précise :
- Laisse-les, qu’elles se battent, ou même s’étripent, on en sera débarrassé !
Je ne peux rien faire mais Erika a le dessus et se contente de maintenir son adversaire, je peux ainsi continuer à parler sans que ces affreux comprennent tout à fait ce que je dis, j’explique à l’Allemande que pour désagréable que soit sa situation il vaut mieux la voir en face et peut-être rester à Berlin où elle a de la famille plutôt que de s’embarquer dans une aventure dont elle ne peut prévoir l’issue ; je suis, peut-être suffisamment éloquent, en tout cas tout le monde se calme.
Il n’est pas question que nous restions avec cette équipe, nous reprenons nos bagages mais nous ne trouvons nulle part de place pour dormir ; il fait beau, je récupère une vieille porte et quelques planches dont je fabrique une espèce d’abri qui sera bien suffisant pour la nuit.
Le lendemain, au réveil, il faudra que je me fâche pour obtenir des Ukrainiennes de la cuisine deux portions de soupe, nous ne sommes pas dans une baraque et on ne distribue pas de rations isolées ; renseignements pris aucun départ n’est encore prévu et on ne sait au juste quand ils commenceront, la sage décision s’impose d’elle-même : nous avons un appartement, nous allons y retourner en attendant que la situation se clarifie. Nous sommes assez lourdement chargés et la route est longue jusqu’à la FehrbellinerStrasse où nous n’arrivons qu’en fin d’après-midi.
Enfin une solution
Nous n’avons plus grand chose à manger, du pain qui, heureusement, se conserve plusieurs semaines, de la farine de seigle, de la semoule et plusieurs kilos de sucre, ce n’est ni varié ni équilibré mais nous permet de subsister. Il y a de moins en moins d’étrangers à Berlin, Latine est parti, nous retrouvons dame Golovine à l’hôpital, elle a été légèrement blessée pendant le siège mais son état est tout à fait satisfaisant. Je continue ma quête aux renseignements et j’ai la chance d’être reçu par un Soviétique bien informé qui m’explique qu’il existe un accord entre les Alliés d’après lequel les armées d’occupation occidentales doivent renvoyer de leur zone vers la zone soviétique tous les ressortissants des pays occupés par l’Armée Rouge et seulement ceux-là ; en contrepartie les Soviétiques ont les mêmes obligations. Il n’est pas au pouvoir de l’une ou l’autre des autorités militaires d’autoriser le départ de qui que ce soit n’entrant pas dans les catégories prévues, il faut attendre que d’autres instances se mettent en place ; il n’y a donc aucune possibilité, pour Erika, d’obtenir une autorisation légale de se rendre en France pour le moment.
Au bureau de l’Etat-civil les choses semblent s’arranger : si les autorités militaires obligent les étrangers à quitter, sans délai, l’Allemagne, me dit l’employé qui me reçoit, cela constituera un cas de force majeure puisque les postulants ne pourront pas attendre de recevoir les papiers nécessaires par les voies légales mais il faut une notification officielle à l’administration allemande, autant qu’il le sache, les Soviétiques sont d’accord et les démarches sont en cours "revenez demain il y aura probablement déjà du nouveau"..
Le lendemain tout est réglé, aucun papier ne sera exigé ni de l’un ni de l’autre, l’acte de mariage sera rédigé uniquement d’après nos déclarations ; rendez-vous est pris pour la célébration, nous demandons à deux voisins de nous servir de témoins et le jour suivant nous sommes mariés. Un détail m’a fait sourire : en France l’officier d’Etat-Civil pose la question en ces termes "Untel acceptez-vous de prendre Unetelle, ici présente, pour épouse" et il attend la réponse, en Allemagne il ajoute "je vous prie de répondre par oui".
Nous repartons avec nos témoins que nous invitons à partager un petit casse-croûte consistant surtout en semoule à l’eau et au sucre ; j’ai réussi à trouver trois cigares, l’un de nos témoins fume mais je me réjouis qu’il m’en reste un que je dégusterai bien tranquillement tout à l’heure. Quand je les raccompagne à la porte j’entends un pas qui monte l’escalier, un pas que je ne peux confondre avec aucun autre : Zéphirin ! Je lui avais donné l’adresse d’Erika avant de quitter Francfort et il arrive ; il fumera le troisième cigare et, pour la nuit, nous écarterons les deux lits jumeaux, il dormira dans l’un d’eux.
Lors du déclenchement de l’attaque du seize avril, vers trois heures du matin, les Français dormaient tranquillement au camp de Boosen ; les Soviétiques n’ont pas eu à combattre pour arriver jusque là puisque le général allemand qui commandait la région avait réussi à obtenir l’autorisation de faire replier ses troupes suffisamment loin, en arrière de la ligne de front, pour qu’elles ne soient pas massacrées par les tirs de préparation de l’artillerie adverse ; il les avait fait prendre position sur les hauteurs de Selow d’où les Russes ne les délogeront qu’après trois jours de combats acharnés et meurtriers. Zéphirin s’était donc trouvé libéré en douceur. Dès la chute de Berlin les ressortissants des pays de l’ouest avaient été ramenés dans un camp de rassemblement de la banlieue berlinoise et attendaient le départ en camion pour une des zones occidentales ; Zeph avait réussi à trouver un vélo pour venir voir si j’étais à Berlin, il se l’était fait piquer par des Russes en route mais il avait quand même réussi à parvenir jusqu’ici.
Dès que nous avons su que nous pourrions nous marier nous avons décidé que je rentrerai seul en France et qu’Erika attendra que les organisations alliées se mettent en place à Berlin et que, forte de son mariage, elle obtienne un visa d’entrée en France ; il nous semble imprudent qu’elle parte à l’aventure au risque d’avoir des ennuis avec les Soviétiques ; en réalité, ceux-ci ont embarqué pour l’ouest tous ceux qui voulaient partir sans le moindre contrôle. Tout finira bien et elle me rejoindra à Quarré les Tombes au mois de septembre. Pour le moment elle a perdu sa nationalité par son mariage avec un étranger, elle n’est pas, pour autant, devenue française puisqu’il n’y a plus de consulat pour enregistrer sa demande mais les Allemands lui délivrerons quand même une pièce d’identité portant la mention : "nationalité française", ce qu’ils n’ont évidemment pas le pouvoir de faire mais ils ont une longue expérience dans la délivrance des passeports bidon puisqu’ils en avaient fabriqué pour tous les travailleurs déportés.
J’ai décidé ne pas m’attarder encore longtemps à Berlin et de rentrer pour faire, de mon côté aussi, des démarches pour récupérer mon épouse. Zéphirin choisit de rentrer avec moi mais il lui faut retourner d’où il vient chercher ses affaires ; nous sommes jeudi, il repartira demain, reviendra mardi prochain et nous partirons mercredi ; je connais si bien Zeph que je lui précise : "si tu n’es pas là mardi, j’attends une journée de plus mais je pars jeudi matin, dernier délai".
Le mardi Zéphirin n’est pas là, le mercredi non plus et le jeudi matin je prends, toujours à pied, le chemin de Biesdorf avec Erika qui a tenu à m’accompagner jusque là ; nous y arrivons en fin d’après-midi, il est un peu tard pour qu’elle puisse rentrer avant le couvre-feu et nous nous mettons à la recherche de quelqu’un qui pourrait l’héberger pour la nuit. Un brave dame nous offre un lit, je peux encore rester avec Erika, elle repartira le lendemain matin pour Berlin et moi pour le camp.
Nous nous quittons devant la maison où nous avons dormi, le cœur un peu serré mais confiants en l’avenir.
Au camp je ne parviens pas à obtenir quelque chose à manger, il faut, pour cela, faire partie d’un groupe de cent et je ne réussis pas à m’incorporer à un de ces groupes ; cent personnes c’est aussi le nombre qu’il faut être pour pouvoir monter dans les GMC, cela représente la charge de quatre camions. J’ai laissé toutes nos provisions à Erika et je n’ai plus rien à manger mais, le soir, des prisonniers de guerre qui semblent bien pourvus en ravitaillement me nourrissent. Le lendemain matin j’entends les haut-parleurs appeler un groupe sur la place de départ, les camions sont déjà là mais il me paraît impossible que, dans ce bazar, tous ceux qui doivent partir puissent être présents, je tente ma chance et je monte dans le dernier camion dans lequel il y a encore de la place ; nous ne sommes que dix-neuf quand le convoi s’ébranle.
Retour en France
Nous allons à Magdebourg, en direction de l’ouest mais les soldats qui conduisent les camions se trompent sur le Ring et prennent la direction de Dresde qui se trouve au sud-est. Ils roulent un bon moment avant de s’apercevoir de leur erreur, de faire demi-tour pour revenir à Berlin et prendre cette fois la bonne direction mais nous arriverons trop tard pour que nous puissions traverser l’Elbe et rejoindre les Anglais qui sont sur la rive occidentale. On nous amène dans une caserne, on nous donne une soupe et nous nous installons tant bien que mal pour la nuit.
Le lendemain les Soviétiques nous conduisent sur la rive du fleuve que nous traversons sur un pont de bateaux et nous montons sur les camions anglais ; le voyage continue, pensons-nous, il ne continue pas bien loin, jusqu’à un groupe d’immeubles genre HLM qui semble avoir été vidé de ses habitants ; j’échoue dans un studio avec un couple composé d’un Français et d’une Tchèque ; je crois avoir compris qu’on viendra nous chercher le lendemain pour nous conduire à la gare d’où un train nous ramènera jusqu’en France.
En mélangeant l’allemand, le français et quelques mots d’anglais qui surnagent dans ma mémoire je parviens à parler un peu avec un soldat britannique au volant d’un camion qui stationne dans la rue, je lui dis que n’ai plus rien à fumer, il soulève le coussin de son siège et me montre le coffre, en dessous, rempli de paquets de cigarettes, je pense qu’il va m’en donner un, mais non, il veut ma montre en échange et il ne me donnera même pas une seule cigarette - va te faire foutre -.
Le lendemain, comme prévu, les camions arrivent et nous embarquent, direction, parait-il, la gare. Je suis dans le premier, juste après la Jeep qui ouvre le chemin ; il me semble que, depuis un moment, nous tournons en rond, le convoi s’arrête, les occupants de la Jeep discutent avec un jeune garçon qu’ils font monter avec eux mais, malgré cela, ils ne trouvent pas la gare et nous ramènent où ils nous ont pris.
Nous resterons encore cinq jours là, mal nourris, n’ayant reçu, en tout et pour tout que deux cigarillos chacun ; j’en arriverai, ayant trouvé un petit sac de farine dont une partie a été mouillée et commence à fermenter, à en faire un pain que je cuis dans le four de la cuisinière, le résultat n’est pas brillant mais nous n’avons pas grand chose d’autre et nous le mangerons quand même.
Nous sommes au rez-de-chaussée, un convoi de Soviétiques, eux aussi sur le chemin du retour, s’arrête juste en face de nos fenêtres ; nous allons presque tous vers eux, quand nous leur disons que nous n’avons plus rien à fumer, une véritable pluie de paquets de cigarettes s’abat sur le trottoir ; ils ont probablement dévalisé un magasin ou un entrepôt quelque part et ils ne sont pas mesquins, cela nous change des Anglais.
Un après-midi les camions militaires viennent enfin nous chercher et réussissent à nous conduire à la gare où des wagons à bestiaux nous attendent ; on nous distribue un sachet de ravitaillement : conserves, biscuits de soldat surtout. Le train s’ébranle et, en fin d’après-midi nous arrivons à Hanovre ayant parcouru environ cent vingt kilomètres, le train roule lentement, il n’y a plus de signaux, le mécanicien conduit à vue et le train est lourd, soixante-douze wagons.
Hanovre n’est plus guère qu’un champ de ruines, la nuit tombe, nous sommes stationnés quelque part dans la gare marchandises, je suis fatigué, je m’allonge sur le plancher du wagon et m’endors aussitôt. Quand j’ouvre les yeux le train roule, toujours aussi lentement, dans les faubourgs d’une ville et le soleil brille ; tout le monde semble réveillé :
- où sommes-nous maintenant ?
- nous quittons Hanovre, nous n’avons pas bougé de la nuit et c’est probablement le départ qui t’a réveillé -.
Nous mettrons, au total, quatre jours et cinq nuits pour aller jusqu’à Maubeuge ; c’est un voyage pénible, le train s’arrête souvent, attend je ne sais quoi, repart pour encore quelques kilomètres, s’arrête de nouveau et ne bouge pas pendant la nuit ; une fois dans la journée on nous fait descendre pour manger une soupe et on nous pourvoit abondamment de biscuits de soldat, de grandes boîtes dont le contenu dépasse largement ce que nous pouvons absorber en une journée. Quand nous arriverons en Hollande des enfants courant le long de la voie nous en réclameront et nous les leur jetterons à pleines poignées.
Cahin-caha nous arrivons au Rhin, près de Wesel où les Canadiens l’ont traversé ; la ville est pratiquement rasée et c’est sur un long pont en bois dominant d’assez haut le fleuve que la voie le franchit ; on coupe le train en plusieurs tronçons et il s’engage, à peine à la vitesse d’un homme au pas, sur cette construction peu rassurante et nous poussons un ouf ! de soulagement quand nous sommes arrivés sur l’autre rive. Quelques kilomètres encore et c’est la halte pour la nuit.
Le lendemain, vers midi, le train s’arrête et je n’ai même pas remarqué que, pour une fois, nous sommes dans une gare voyageurs quand éclate la Marseillaise, nous sommes à Maastricht en Hollande ; tout le monde sort des wagons et, debout sur le quai, écoute les yeux humides. On mange une soupe et le convoi repart. A la frontière belge des soldats nous demandent, avec une courtoisie un peu désuète, de nous compter pour que l’on puisse nous recevoir décemment à Namur, le soir ; pour le première fois depuis longtemps on nous donne du café, que c’est bon !
A Namur c’est la fête : un pot-au-feu, du fromage et du vin rouge, tout ce qu’il faut pour réjouir des Français et cela au buffet réquisitionné pour la circonstance, il faudra, bien sûr plusieurs services pour que tout le monde puisse manger mais nous attendons patiemment car nous avons aussi retrouvé notre bon tabac noir. L’arrêt est assez long puisque nous franchirons la frontière française, à Jeumont, seulement aux premières lueurs de l’aube ; le train continue sa route vers Maubeuge où des camions nous emmènent au centre de rapatriement.
On nous dirige, tout d’abord, vers un bureau de poste installé au centre et nous envoyons un télégramme "chez nous" ; dans quelques heures mes parents qui sont sans nouvelles depuis bientôt un an seront rassurés.
Ensuite, après un petit-déjeuner, ce sont d’abord la douche, la visite médicale et la désinfection puis les formalités administratives qui commencent par l’interrogatoire de la police militaire : quand, comment êtes-vous parti ? C’est vite réglé pour moi, j’ai conservé l’ordre d’affectation des PTT et ma carte d’identité sur laquelle les Allemands ont indiqué la date de passage de la frontière. Je reçois une "carte de rapatrié", une paire de chaussures, une petite somme d’argent, un colis de nourriture, des cigarettes, un billet Paris-Avallon pour le train de vingt-trois heures et nous repartons à la gare où on nous fait monter dans des wagons spéciaux qu’on accrochera au train de Paris. Nous pouvons être hébergés et nourris à la caserne de la Pépinière mais nous ne sommes pas obligés d’y aller et nous pouvons faire ce que nous voulons jusqu’à l’heure de notre train.
J’ai hâte d’avoir des nouvelles de ma famille et je me précipite chez des amis que nous avons à Asnières. Tout le monde va bien à Quarré, ma mère, pourtant, a quelques ennuis d’estomac, pas très graves dont la cause, pense notre amie Valentine, pourrait bien être le souci qu’elle s’est fait à mon sujet : depuis une carte de la Croix Rouge, rédigée à Francfort sur Oder en septembre de l’année précédente et indiquant seulement que je suis en bonne santé, rien n’a pu leur parvenir.
Onze heures à la gare de Lyon, me voilà dans le train que j’ai pris tant de fois, je suis déjà un peu chez moi ; chez moi, mais qu’est-ce-que ça veut dire aujourd’hui ? Où est mon "chez moi" ? Le train roule dans la nuit et je me sens terriblement solitaire, je ne cherche pas à parler avec les autres voyageurs, j’ai l’impression qu’il n’y a pas, pour le moment, de langage commun, il faudra en retrouver un. Je reviens d’un autre monde, d’un monde où les valeurs étaient différentes : j’ai vécu, pendant deux ans dans une société avec laquelle j’étais en perpétuel conflit. Le travail était, avant mon départ, une valeur sûre et, d’où je reviens, on s’efforçait, avec de bonnes raisons, d’y échapper ; pendant deux ans je n’ai pas eu un seul des soucis habituels de la vie : budget à équilibrer, avenir professionnel à bâtir etc... Entre nous, à part quelques rares exceptions, la solidarité, la loyauté étaient de mise, ce n’est certainement pas cela que je vais retrouver maintenant, encore une fois tout a basculé ; il va falloir réapprendre à vivre.
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NOTES
J’ai trouvé les précisions dont j’ai eu besoin pour rafraîchir ma mémoire dans les ouvrages suivants :
OCCUPATION HITLERIENNE ET RESISTANCE DANS L’YONNE,
Robert BAILLY édité par Anacr-YonneLA DEPORTATION DES TRAVAILLEURS FRANÇAIS DANS LE IIIe REICH, JACQUES EVRARD édité chez Fayard
EUX, LES STO, Jean-Pierre VITTORI Editions Maspéro, collection "Temps actuels"
sur l’avance de l’Armée Rouge en face Francfort
LES MEMOIRES DU MARECHAL JOUKOV, édité chez Fayard
LA GRANDE DEBACLE,Jacques DELAUNAY édité chez Albin Michel
Pour des précisions d’ordre plus général :
LA SECONDE GUERRE MONDIALE : André LATREILLE édité chez Hachette